Le grand ascète et le tigre

D'après Khing Hoc Dy in
"Contes et légendes du pays khmer"

Note de Cambodge-Contact

Ce conte satirique montre le peu que l'on peut attendre de la Justice ordinaire : il relate les cinq grands types de jugement auxquels se trouve confronté le justiciable : celui du chacal (la partialité), du beuf (la crainte), le singe (la haine), le vautour (la convoitise), le génie de la forêt (l'injustice flagrante).
Heureusement, le lièvre, dans sa bonté et sa justesse infinie, arrive aisément à ridiculiser les mauvais juges.


Texte intégral :

Il était une fois un tigre qui s'était endormi sur le trou d'un serpent. Le serpent, en sortant, le mordit. Le tigre mourut au bord du trou. Ce jour - là, un grand ascète s'en alla mendier sa nourriture et aperçut le cadavre du tigre. Il eut pitié de lui et le fit revenir à la vie par son pouvoir surnaturel. Etant ressuscité, le tigre dit :

J'étais en train de dormir paisiblement dans la forêt, ma demeure, pourquoi oses-tu me réveiller ? Pour cette raison, je vais te dévorer.

Le grand ascète protesta :

Tu étais endormi sur le trou du serpent , celui-ci t'a mordu, tu es mort, je t'ai rendu la vie. Tu dois plutôt m'en être reconnaissant, mais pourquoi veux-tu me dévorer ?

Le grand ascète et le tigre discutèrent sans aboutir à un accord et ils allèrent demander justice au chacal en lui racontant chacun ce qui venait de se passer. Le chacal réfléchit et se dit : Je vis actuellement dans cette forêt sous la dépendance de la puissance du tigre. Si je lui fais perdre son procès, je ne pourrais plus compter sur lui dans cette forêt .

Pensant ainsi, le chacal décida que le tigre devait manger l'ermite. Le chacal jugeait avec partialité .

Le grand ascète, n'étant pas d'accord, discuta avec le tigre et l'emmena au boeuf. Chacun se plaignait comme avant. Le boeuf réfléchit et se dit :

Si je fais perdre son procès au tigre, il me haïra et me dévorera .

Alors il décida que le tigre devait manger l'ermite. Le boeuf jugea ainsi par crainte .

Le grand ascète, n'étant pas d'accord, emmena le tigre devant le singe. Le singe se dit :

Autrefois, un homme était tombé dans le puits. Mon père l'avait sauvé en le tirant de là. Un tigre vint et voulut le dévorer. Mon père l'aida à grimper dans un arbre et il fut hors de danger. En échange, cet homme cruel le tua.

Ayant réfléchi ainsi, le singe décida que le tigre devait manger l'ermite. Le singe jugea ainsi par haine .

Le grand ascète, n'étant pas d'accord, emmena le tigre devant le vautour. Le vautour se dit :

Chaque jour, je mange les restes des repas du tigre. Si je lui fais perdre son procès, il se mettra en colère contre moi et je ne pourrai plus me nourrir de ses restes.

Ayant pensé ainsi, le vautour décida que le tigre devait dévorer l'ermite. Le vautour jugea ainsi par convoitise.

Le grand ascète ne consentit pas à cela et emmena le tigre devant le génie de la forêt. Le génie de la forêt se dit :

Les hommes qui voyagent dans la forêt profitent de l'ombre des arbres, mais souvent ils cassent ses branches, déchirent ses feuilles, dépouillent ses arbres et les coupent .

Ayant pensé ainsi, le génie décida que le tigre devait dévorer l'ermite. Le génie jugea ainsi par égarement. Cette sentence était injuste.

Le grand ascète, n'étant pas d'accord, emmena le tigre devant le lièvre et lui dit :

Ce tigre dormait sur le trou d'un cobra. Celui-ci, en sortant, le mord. Il meurt. Je lui enlève le venin et le ressuscite par mes formules magiques, pensant qu'il va me remercier. Mais maintenant, pourquoi veut-il me manger ? Faites-moi donc justice !

Mais le tigre se plaignit ainsi :

J'étais en train de dormir tranquillement dans la forêt. Cet ascète m'a réveillé. Aussi dois-je le dévorer. Mais il n'est pas d'accord et m'emmène devant le chacal qui me dit aussi de le manger. IL n'est pas d'accord et m'emmène devant le boeuf qui me dit de le manger également. Il ne consent pas à cela et m'emmène devant le singe qui me dit aussi de le manger. Il s'y refuse et m'emmène devant le vautour qui me dit encore de le manger. Il n'accepte pas cette sentence et m'emmène devant le génie de la forêt qui me dit également de le dévorer. Il s'y refuse encore et m'emmène devant vous. Faites-moi donc justice !

Ayant écouté les paroles du grand ascète et celles du tigre, le lièvre réfléchit et, grâce à son illustre intelligence, découvrit une solution secrète. Il leur dit :

S'il en est ainsi, il faut que le grand ascète et frère tigre retournent à l'endroit où s'est produite l'histoire. Et frère tigre doit dormir paisiblement comme auparavant .

Alors le grand ascète et le tigre partirent, emmenant le lièvre avec eux. Arrivé à cet endroit, le tigre se coucha à la même place. Peu après, le cobra sortit et le mordit. Le tigre mourut au bord de ce même trou .

Quand le tigre fut mort, le lièvre dit au grand ascète :

Veuillez regarder ce tigre ! Comme il est immoral, ingrat, il ne peut pas éviter le mal. Désormais vous ne devez pas faire de bien au tigre .

Le lièvre jugea ainsi avec équité. Cette sentence fut loyale et juste .