Des causes de la révolution Khmer Rouge,

Texte extrait de "Cambodge année zéro" du père François PONCHAUD.

NB : Les intertitres en gras sont de "Cambodge Contact".


La révolution Cambodgienne a surpris le monde entier par sa violence : comment les Khmers doux et paisibles en sont ils arrivés à transformer le pays de la douceur de vivre en un goulag ? .....

Une révolution conduite par l'étranger ?

De nombreux Cambodgiens rejettent sur l'étranger, en particulier Vietnamien, la responsabilité des excès de cette révolution : "Le comportement des révolutionnaires n'est pas khmer ! Il est inspiré par les Vietnamiens qui veulent anéantir notre peuple et affaiblir notre pays pour se l'approprier". Nous étions proches de les croire, tant les apparences pouvaient leur donner raison.... Cependant il fallut bien admettre que les révolutionnaires vietnamiens étaient bien retournés chez eux... et les dirigeants khmers Rouges ont bien été des ultranationalistes qui ont tenu à prendre leurs distances vis à vis de leur grand frère socialiste.....

Des observateurs ont rendu la Chine coupable. Selon eux, la révolution khmère serait une expérience révolutionnaire modéle opérée par la Chine sur un petit peuple non industrialisé... Les apparences ne leur donnaient pas totalement tort... et sur de nombreux points les dirigeants du Kampuchea ont suivi le modèle chinois : retour à la terre, désir d'autosuffisance, médecine traditionnelle, société rigoureusement égalitaire, positions identiques en politique étrangère etc. Cependant la révolution khmère est trop différente de celle de la Chine pour être conduite directement par elle.

Des méthodes et une révolution typiquement khmères...

La révolution khmère est bien dirigée par des Khmers. Si l'idéologie qui la sous-tend vient de l'extérieur, les procédés employés sont marqués par le tempérament cambodgien.

........ La race khmère est une race de guerriers redoutables... [Elle contrôla un vaste empire]... Si, depuis le XVI ème siècle, le Cambodge subit défaites sur défaite contre ses voisins expansionnistes thaïs et viets, ce recul est dû davantage aux intrigues de palais et à l'incurie des chefs militaires qu'à la diminution de l'ardeur guerrière du peuple. [Durant la guerre d'indochine les officiers jetaient leur dévolu sur des soldats khmers de préférence aux vietnamiens, en juin1970 les Vietnamiens durent battre en retraite devant les Khmers à Kompong Thom, abandonnant des milliers de morts]
....... Qui, de tous temps, a usé de procédés sanguinaires : entre 1968 et 1970 des prisonniers [de l'armée] étaient attachés, ventre ouvert, à des arbres; d'autres ont été projetés du haut des falaises de Bokor; les villages étaient rasés, les villageois tués à coup de bâton par les paysans...
L'esprit de vengeance, cette violence des timides, s'est exercé implacablement, même au risque de conduire le pays à la catastrophe...
..... Le Khmer respecte l'autorité [rappel du vieux fonds hindouiste dans lequel l'autorité est une émanation divine]. Il a une confiance fondamentale dans la capacité des dirigeants... Les Khmers Rouges ont utilisé à leur profit cette capacité instinctive de tout Khmer à obéir au pouvoir en place : on ne s'oppose pas à l'ordre, on évite de se singulariser dans une opposition, on a peur d'être seul à le faire... Ainsi quelques poignées de révolutionnaires ont pu vider Phnom Penh et les autres villes...

Le mode de pensée, la logique khmère est aussi une des raisons des excès : Après de longues palabres, qui peuvent durer des jours, pour établir des statuts où rien n'était oublié, à élaborer des projets aussi irréalisables les uns que les autres, le Khmer fonce sans prendre en compte les réalités annexes, ni prévoir les conséquences pratiques. En fait, on se satisfait de bonnes intentions, et lorsque le projet ou le statut était enfin établi, les difficultés qui les avaient provoquées étaient elles-mêmes résolues ou dépassées.

Autres causes :

Un nationalisme bafoué depuis des siècles...

Les divers aspects du tempérament khmer ne suffisent pas à rendre compte de cette extraordinaire révolution.
D'autres causes ont joué, alors qu'en apparence, peu de raisons poussaient les khmers vers la révolution.

Les Occidentaux n'apercevaient du Cambodge qu'un peuple heureux. Les campagnes vivaient calme, les paysans "adoraient" leur leader vénéré, les villes proprettes et bien administrées donnaient le spectacle d'un développement humain harmonieux, en contraste avec le Vietnam en guerre depuis trente ans ou le Laos resté en léthargie. Il n'y avait apparemment pas de problèmes sociaux ou agraires majeurs. Au contraire de la Chine ou du Vietnam, il n'y avait guère de grandes propriétés. La terre, possession de la couronne, appartenait à celui qui la défrichait. Certes les paysans étaient pauvres, mais rarement misérables; ils vivaient en harmonie avec la nature qui les entourait. "Qu'importe d'être à l'étroit dans sa maison, pourvu que l'on soit à l'aise dans son cœur."

Cet art de vivre portait cependant en lui des germes de destruction. Après la grandeur du XIIIe siècle, le royaume khmer avait connu une très longue période de décadence: Angkor avait été prise une première fois par les Thaïs en 1394, puis totalement abandonnée par sa population en 1432. A la faveur d'intrigues de palais, Thaïs et Viets avaient guerroyé au Cambodge pendant près de quatre siècles, chacune des deux puissances en expansion répondant à l'appel d'un prétendant au trône khmer. Entre 1841 et 1845, le Cambodge avait même été annexé purement et simplement par le Vietnam. Ainsi pendant des siècles, le peuple khmer avait été humilié, écrasé, avait dû subir des invasions dévastatrices, supporter des conscriptions, des levées d'impôts de la part des divers belligérants. En 1863, sur la demande du Roi Ang Doung, puis du Roi Norodom, la France avait établi son protectorat sur le Cambodge.

La colonisation française de 1863 à 1953 avait amené l'ordre et la paix. La France fit rarement sentir la férule de son pouvoir au peuple khmer, contrairement à ce qui se passait au Vietnam voisin et les rapports entre Khmers et Français ont été empreints jusqu'à une date très récente d'amitié réciproque. Seule les mesures prises par le gouverneur Charles Thomson, sous le gouvernement de Jules Ferry en 1884, provoquèrent la colère du peuple khmer : ces mesures, qui ne laissaient au souverain khmer qu'un pouvoir symbolique, aboutirent à une véritable rébellion. Pourtant, de toute l'histoire de la colonisation française au Cambodge, un seul fonctionnaire français a trouvé la mort dans l'exercice de ses fonctions : en 1925, l'administrateur Bardez avait commis la faute impardonnable d'aller lever les impôts à Kompong Chhnang durant la fête sacrée du Nouvel An khmer. Durant la guerre franco-japonaise, de nombreux Français avaient eu la vie sauve grâce à la protection de khmers qui les avaient cachés et nourris.

Cependant la colonisation avait contribué à aviver puis à exaspérer le nationalisme khmer. Sans doute le peuple appréciait la paix et l'ordre, mais la France était un pays étranger.

Consciente de sa grandeur, elle prétendait, avec une assurance tranquille, détenir la norme universelle du savoir-vivre et de la culture. Si de nombreux intellectuels et le prince Sihanouk lui-même savaient gré à la France d'avoir sauvé le Cambodge de l'anéantissement total en 1863, nombreux ceux qui lui reprochaient d'avoir gardé leur pays dans son sous-développement économique et culturel. On reprochait également à la France d'avoir exercé son pouvoir par l'intermédiaire de fonctionnaires vietnamiens. Cette procédure entretenait l'antagonisme ancestral qui depuis plus de sept siècles opposait les deux races. Quand le Cambodge deviendra indépendant, il se trouvera démuni de tout, tant sur le plan économique que sur le plan administratif. La France sera accusée également d'avoir consacré la séparation de la Cochinchine, berceau du Cambodge, au profit des Vietnamiens envahisseurs.

Un régime féodal rétrograde

Dans son système d'administration, la France républicaine aux idées démocratiques s'était appuyée sur le régime en place : une monarchie féodale vieille de près de dix siècles. Les rois portaient une large part de responsabilité dans la décadence de leur pays, mais peu de gens en avaient conscience, le roi, la race et la religion étant les trois bases sur lesquelles reposait la nation. Ce roi "mangeait le royaume", selon l'expression imagée de la langue khmère pour exprimer ce type de gouvernement. Il était secondé par des mandarins féodaux qui à leur tour "mangeaient les provinces". Le pouvoir était considéré avant tout comme une promotion, une récompense personnelle plus qu'un service du peuple, mais les bénéficiaires de ce pouvoir étaient rarement objets de haine ou de révolte : le détenteur du pouvoir avait, tout simplement, de "la chance" ; il bénéficiait d'un bon karma, c'est-à-dire qu'il possédait une " charge de mérites" redevable à la bonne conduite qu'il avait eu la sagesse de mener dans sa vie antérieure. Il ne tenait qu'à chacun "d'amasser des mérites" en cette vie pour obtenir une fonction semblable dans une vie future.

Un courant antimonarchique et antiféodal avait commencé cependant à se dessiner au Cambodge. Déjà en 1336, "le jardinier aux concombres doux" avait détrôné les dieux en assassinant son roi et en prenant sa place sur le trône. Longtemps après, vers les années 1930, sous l'influence des études française, Son Ngoc Thanh et un groupe d'intellectuels cochinchinois commençaient à s'en prendre violemment au régime monarchique et à la France qui le cautionnait. Avec l'indépendance en 1953, le pouvoir royal n'avait guère évolué et restait tout aussi absolu, en dépit d'élection d'un parlement...Dans sa propagande officielle, le régime révolutionnaire Khmer Rouge s'inscrit dans la ligne de cette opposition démocratique, fustigeant la monarchie et son système féodal qui "a réduit le peuple en esclavage pendant deux mille ans et ruiné le pays"

Une économie aux mains des étrangers...

Sur le plan économique, la France s'intéressa fort peu au Cambodge, petit marché dont les richesses en matières premières représentaient peu de valeur. Elle préférait investir au Yunan, au Tonkin ou en Cochinchine, et se contentait d'intégrer le royaume khmer dans son système économique. Si l'on en croit les analyse économiques de Khieu Samphân, l'intégration économique d'un pays sous-développé comme l'était le Cambodge dans le système économique français ne permettait pas le développement du pays : La France importait quelques matières premières en provenance du Cambodge à des prix très bas, mais y revendait très cher, ses produits manufacturés. L'épargne des Cambodgiens servait presque exclusivement à acheter des produits français et non à investir dans le pays. "Les seules périodes d'industrialisation sérieuse des pays sous-développés se situent pendant la guerre mondiale, c'est-à-dire au moment où l'autarcie forcée réduit la concurrence étrangère et que les capitaux étrangers n'affluent plus"

A partir de 1921, la culture des hévéas suscita un regain d'intérêt des capitalistes français qui commencèrent à investir davantage. Là encore, le travail des ouvriers khmers et vietnamiens servait plus au développement de l'économie française qu'à celle du Cambodge, bien qu'elle lui apportât la majeure partie des devises étrangères de son budget. Sur le plan social, les conditions pécuniaires des travailleurs étaient meilleures que celles des autres ouvriers cambodgiens. Il n'en reste pas moins que leurs conditions de vie ressemblaient fort à celles des ouvriers français aux années les plus noires de notre XIXe siècle : Il n'est donc pas étonnant que les plantations aient toujours été des foyers de propagation des idées marxistes, non seulement auprès des vietnamiens, mais aussi des khmers.

L'essor du commerce français et celui des plantations eut pour effet de généraliser l'emploi du cadastre et de réglementer le système de propriété. Sans prendre pour argent comptant toutes les réflexions de Hou Youn dans sa thèse qui s'appuie plus, semble-t-il, sur des présupposés idéologiques anticolonialistes que sur une analyse récente et chiffrée de la situation des terres au Cambodge, on doit cependant constater qu'un malaise commençait à naître. Afin d'acquérir les biens de consommation importés de l'étranger, l'argent devenait nécessaire pour le paysan habitué au troc jusqu'à la fin du XIXe siècle. Seule sa récolte constituait une valeur marchande. Si elle ne suffit pas, sa terre devenait monnaie d'échange pour l'acquisition de billets de banque. Les résidents chinois, à qui les lois de 1929 avaient interdit la culture des terres, devenaient des intermédiaires ou " compradore", vendant aux paysans les marchandises étrangères et leur achetant leurs produits. Faisant sans cesse plus de profit, ils pouvaient prêter de l'argent nécessaire aux paysans à des taux usuraires atteignant 200 ou même 300% par an! Il arrivait à des paysans de ne travailler que pour rembourser de propriété. Ainsi, bien qu'on ne puisse à proprement parler de grosses propriétés, les terres commençaient à se rassembler entre les mains des capitalistes locaux.

En 1956, le prince Sihanouk avait essayé de remédier aux prêts usuraires en instituant un crédit agricole et une sorte de coopérative pour le ramassage des produits agricoles. Mais les directeurs du crédit ou des coopératives exploitaient les paysans d'une façon encore plus éhontée que les commerçants chinois. Le système féodal qui veut que toute charge rapporte un bénéfice ne pouvait être aboli par une loi ou une organisation nouvelle : c'était une transformation complète des mentalités qu'il fallait opérer.

La corruption

Si l'on se tournait du côté de l'administration, c'était la même constatation : l'exercice féodal du pouvoir n'avait guère évolué avec l'indépendance. Les gouverneurs de provinces étaient les nouveaux vassaux qui écrémaient les richesses du petit peuple pour offrir leur tribut à la famille royale, et surtout, disait-on, à la reine mère. Policiers, douaniers, agents de renseignements ayant des salaires dérisoires se rattrapaient sur l'habitant, afin d'entretenir le ban et l'arrière-ban de leur famille et donner prébende à leur supérieurs hiérarchiques. On peut imaginer au prix de quelles exactions. Dans l'administration supérieure de Phnom Penh, la corruption, même du temps de Sihanouk, atteignait à une ampleur à peine convenable. Un député de province, fort corrompu, me disait un jour que les fonctionnaires en poste à Phnom Penh amassaient en un jour plus que lui en un an.

On comprend ainsi qu'une propagande intelligente ait su exploiter ces injustices en "conscientisant" les paysans et attisant leur haine pour les villes où se concentraient commerçants chinois et personnel de l'administration. Je n'ai pas été surpris d'entendre, au matin du 18 avril 1975, un cadre khmer rouge m'expliquer : "Les ennemis du peuple cambodgien, ce sont les commerçants chinois vivant dans notre pays". Traditionnellement, les ennemis des Khmers étaient les vietnamiens envahisseurs. Ce Khmer Rouge présentait une analyse de l'exploitation marxiste de son peuple qui reléguait à l'arrière-plan les haines historiques. C'est sans doute pour cette raison que les commerçants chinois ont été, au dire des réfugiés, beaucoup plus maltraités que l'ensemble de la population déportée.

Certes, les Khmers étaient nombreux à déplorer ces abus du pouvoir féodal; ils aspiraient à un changement de société. Ils ne possédaient cependant pas les outils nécessaires pour analyser leur situation, ni les moyens efficaces pour la changer. Non seulement les gens en place étaient responsables des injustices, mais le peuple lui-même favorisait à son insu les mécanismes d'exploitation, habitué qu'il était à vivre dans ce système.

Même les intellectuels de formation marxiste - il n'en manquait pas - exerçaient leur service public avec des dents aussi longues que les mandarins d'antan. Il suffit de citer tel député-ministre notoirement connu comme progressiste et même communiste : il avait commencé une carrière sans un sou vaillant, mais pouvait, en 1967, se retirer dans son exil en France, avec une copieuse fortune.

Le 18 mars 1970, la jeunesse, le corps enseignant, l'armée et beaucoup de gens probes saluaient le coup d'état renversant Sihanouk comme l'avènement d'une ère de justice, succédant à la pourriture du régime féodal. La République suivit cependant les traces du royaume, et le rêve généreux s'évanouit pour laisser place à une corruption d'autant plus généralisée que le nombre de ceux qui avaient accès aux postes de commandement était plus important que jamais.

L'histoire de la République khmère est, pour les vrais démocrates khmers, celle d'une immense déception. Un changement radical de mentalité et de rapports humains était indispensable. Pour le réaliser, ne restait-il donc que le remède sanglant de la révolution?