L'anarchiste, roman de SOTH Poline


SOTH Poline est un universitaire journaliste (correspondant de RFI en 1996) et écrivain francophone. C'est aussi un opposant de longue date aux régimes politiques qui se sont succédés au Cambodge.Obligé de s'enfuir et de s'exiler en France, sous la République de Lon NOL, il n'est pas revenu au Cambodge depuis...

EXTRAIT : Conclusion du roman qui montre aux lecteurs une petite partie de la réalité cambodgienne à travers la société khmère contemporaine.


Et voilà... l'homme châtré est devenu chauffeur de taxi... pendant quatre ans... jusqu'à ce qu'il t'ait démolie. Tu n'as vraiment pas de chance ce soir, ma chérie. J'ai failli ne pas sortir ce soir à cause de la grève des chauffeurs... seulement je ne suis pas gréviste. Tu sais pourquoi je n'aime pas la grève? Tu t'en doutes déjà je présume. Il n'y a rien de tel pour défaire l'équilibre d'une nation... Oh... pardon... pardonne-moi . De quel droit est-ce que je t'ennuie encore avec mon histoire , alors que la neige te recouvre déjà presque complètement de sa couverture blanche et t'enfouit, méconnaissable. Il est temps de nous séparer...Va ! va ! monte au ciel ! Adieu ma douce amie. Moi, je sais ce qui m'attend.
Demain... demain tout sera fini. Demain la malédiction ne me poursuivra plus...Demain quand je ne serai plus, je ne serai plus Cambodgien. A présent je ne voudrai qu'un peu de sommeil, un très profond sommeil...
Mais, bon sang !... j'ai laissé mes enfants dormir dans le noir et le froid. Ayant négligé de payer une facture, on vient de me couper l'électricité...justement ce soir... Tout n'a plus grande importance. Ils se débrouilleront bien tout seuls ces petits cons... De toute façon, penser aux enfants, ce n'est pas la mode aujourd'hui dans cette nouvelle Byzance qui bascule dans la pleurnicherie. Où l'on s'attendrit démesurément sur des chiens, des rats, des bébés phoques... des gangsters et des terroristes. Mais jamais on ne descendait dans les rues pour ces enfants cambodgiens dont on fracassait la tête à coup de bâton durant la nuit totale de cette révolution dantesque... Non, non, j'en ai plus rien à foutre.
Qui a tort, qui a raison?
Personne n'a tort. Pol Pot est un monument d'abomination, il n'empêche que les trois quarts de l'humanité le soutiennent encore à l'ONU. Le mal est en soi. Lucifer est en nous...Toi, mon démon, tu es au fond de moi-même...
Hitler s'est supprimé dans son bunker, regrettant non pas son holocauste, mais d'avoir échoué. Même au jugement dernier Hitler ne veut pas avoir tort. le prince Sihanouk << n'avait pas tort>> de combattre les Américains, de s'allier aux Viêts...Viêts aux dents noires, aux Khmers rouges pour anéantir son propre pays. Et maintenant que le Cambodge est réduit en cendres, ce même Sihanouk n'a pas tort de demander une aide militaire à ces mêmes Américains pour combattre ces mêmes Viêts et ces mêmes Khmers rouges. La faute, la trahison, c'est les autres. Personne n'a tort, ni le Créateur, ni les créatures. Les torts ce sont les faits, les situations, la perfidie des circonstances... la mobilité des images. Les torts, c'est l'espace et le temps... c'est l'Histoire. Notre tort c'est le fait de naître. C'est la vie. Si chaque homme a une âme, cette âme c'est l'infini. Une étincelle divine qui englobe l'univers. Or l'éternité ne peut pas avoir tort. l'apocalypse existe, Dieu l'a inventée.
Ha ! Ha ! Laisse-moi rire... Si la vie n'est qu'une comédie, il ne faut pas en faire une maladie. Si ton peuple t'abandonne, c'est que tu es mauvais chef. Il ne faut pas t'en prendre à son ingratitude. Si tu es un mari cocu, c'est que tu n'as pas grand-chose à offrir à ta femme. Elle n'est pas faire pour toi, ni toi pour elle...Si tu trouves que le monde est mauvais et que les gens sont insupportables, regarde-toi d'abord dans la glace...Si tu bouffes l'argent des autres, tu seras haï par la majorité des gens qui n'ont pas ta chance...Accepte donc de bon coeur cette bénédiction. si tu ne bouffes pas, tu gêneras les gens influents qui bouffent et qui ne te louperont pas. Si tu ne peut pas choisir, tu mourras comme un âne...Et ne souhaite pas trop le changement, crois-moi, parce que le changement t'éclatera à la figure. J'en sais quelque chose. Après Sihanouk le traître, ce fut Lon Nol l'imbécile. Et après Lon Nol l'imbécile, Pol Pot le sadique. Pas drôle, hein?
Quoi? Que dis-tu mon amie? Répète, je n'entend pas bien...Ah ! tu me demandes pourquoi je me suis émasculé si je n'étais pas convaincu d'avoir tort... Ma petite chérie, je ne regrette pas d'avoir tort...je regrette d'être un vaincu, d'être dans le camp des couillons. Mais pourquoi le garder, pour quoi faire? Je ne peux pas vivre sans rythme, sans volupté. Je ne peut pas vivre sans le Mékong qui assure mon équilibre... En ce moment même où mon âme et mon corps s'anesthésient dans la glace, où le mouvement discret de la Seine, pourtant si proche ne m'atteint plus, sais-tu ce que je regrette? Je regrette le visage d'un désir. Je regrette Mona ma belle-soeur, la plus merveilleuse femme de ma vie. Je te jure... Je regrette de n'être pas né au temps du protectorat français qui a assuré au Cambodge un siècle de sécurité, et de n'avoir pas eu en cette époque dorée Mona pour épouse. Cette femme qui allumait mon sang et qui m'allume encore. A cet instant même où je suis mort de froid, son image me redonne de la fièvre.
Elle peut me rendre encore goût à la vie pendant que la mort me séduit. Je me rappelle le temps où nous dansions enlacés, où penché sur elle, je respirais le parfum de ses cheveux... Je me rappelle ce petit corps divin qui fondait au contact de ma main, de cette main rude et calleuse, malpropre et insolente. Mon Dieu, ma déesse, ma douce princesse. Je veux l'avoir tout entière, contre moi, sentir ses lèvres, sa peau. Cette femme qui mouillait...qui mouillait. J'adore les femmes qui mouillent.
Ah!... C'est drôle, c'est vraiment drôle, tu m'attends donc maintenant, ma chère petite Anglaise. Tu ne veux pas partir sans moi. Et tu me dis que rien n'est encore perdu, que toute mon existence a sombré parce que je doute et que je ne crois pas en Dieu...Bon, bon, mais comment faire, chère amie? depuis le pari pascalien, l'humanité est rongée par le doute...Moi, comme je rêve dans mon rêve, je doute même du fait que je doute. Comment être dans le vrai? Est-ce que j'existe réellement? Je pense mais j'agis toujours à côté. Fils pieux, j'ai ruiné mes parents. Monarchiste, j'ai fait la révolution. Nationaliste, j'ai trahis les nationalistes. Est ce que je suis bien moi? Est ce que Mona était la vraie femme que j'aimais? Est-ce que sa chatte est une vraie chatte? Ou bien l'intelligence d'une sorcière qui s'y substituait...?
O amie, si tu as un philtre... donne... donne... pour que j'oublie. Je voudrais croire comme toi. Mais comment croire, tout en croyant pas...? Comment tricher...Comment? Comment?...