Les frères ennemis

par Nayan Chanda, Presses du CNRS,1987.

Deux extraits :
les purges politiques sous Pol Pot
La journée du 7 janvier 1979


Extrait concernant les purges politiques sous Pol Pot (p.216 et sv)

De toutes les oppositions à Pol Pot, celle de la région Est était la plus sérieuse. Depuis la naissance, dans les années 40, du mouvement antifrancais des Khmers issarak, la région collaborait étroitement avec les communistes vietnamiens. La proximité géographique du Vietnam et la présence dans les plantations d'hévéas cambodgiennes de nombreux travailleurs vietnamiens facilitaient les contacts. Dans les premiers temps de la résistance à Lon Nol, c'est dans la région Est que les Vietnamiens contribuèrent à organiser et à entraîner l'armée khmère rouge. Cette longue collaboration semble y avoir marqué le style politique des communistes khmers, partisans d'une approche marxiste traditionnelle des transformations socialistes. " A la vietnamienne ", ils mettaient l'accent sur la nécessité d'utiliser les ressources disponibles - bourgeoises ou autres - pur augmenter la production. L'abolition des classes n'était pas la priorité. Le groupe dirigé par Pol Pot était, lui, bien davantage influencé par Mao et son concept de la lutte des classes, égalitaire et ininterrompue.

On ne sait si ces divergences furent débattues au sein du Parti, ni si les communistes de la région Est se risquèrent à braver politiquement Pol Pot.

Il semble, en tout cas, qu'ils renâclaient beaucoup à appliquer les mesures ultra-gauchistes les plus brutales décidées par le Centre. Pendant les trois premières années de pouvoir khmer rouge, la région Est fut la mieux alimentée et, à certains égards, la vie des " hommes nouveaux " - la population urbaine dispersée - y fut moins dure qu'ailleurs ".

Il reste que la région Est eut sa part de massacres. Plus de soixante mille Cham, la plupart originaires de Kompong Cham, furent, par exemple, exterminés pour leurs croyances islamiques. Certaines unités orientales se signalèrent par une exceptionnelle cruauté envers les populations civiles vietnamiennes, avec, bien entendu, la bénédiction du Centre. Néanmoins, conséquence de désaccords politiques, ou d'une paranoïa portée à y voir sa propre justification, la région fournit le plus gros contingent de cadres entrés en dissidence, ou massacrés avant d'avoir rien pu tenter ".

" Des esprits vietnamiens dans des corps khmers "

L'histoire de la région Est est indissolublement liée à celle de So Phim, paysan rondouillard au visage en face de lune, qui dirigea le mouvement communiste dans cette partie du Cambodge pendant un quart de siècle. En 1954, il fut parmi le millier de communistes khmers qui durent se regrouper à Hanoi, mais, très vite, il rentra clandestinement au Cambodge pour y réorganiser le Parti. En 1963, il accéda au Comité permanent du Parti (l'équivalent du Bureau politique). Cet organisme, composé de cinq membres, était dominé par les intellectuels antivietnamiens de Pol Pot. Lui seul était d'origine paysanne. Pendant les années de la guérilla contre le régime Lon Nol, il devint chef d'état-major adjoint de l'armée khmère rouge. Tout au long des années 60 et 70, il collabora étroitement, en dépit de frictions occasionnelles, avec les communistes vietnamiens. Son influence dans la région était telle qu'après 1975 il fut le seul à cumuler les fonctions de membre du Comité permanent et de responsable régional. Beaucoup estiment que la région Est lui doit sa relative prospérité, mais les spécialistes restent partagés quant au rôle qui fut le sien dans l'extermination finale.

On se souvient que l'impuissance des forces armées de la région Est à s'opposer à l'invasion vietnamienne de décembre 1977 fut sanctionnée par une nouvelle vague de purges. Dans la confusion qui suivit le retrait des forces de Hanoi, certaines unités locales échangèrent des coups de feu avec les renforts qui venaient de débarquer de la région Centre. Et comme elles s'étaient auparavant dispersées devant l'avancée vietnamienne, elles furent fortement soupçonnées de collusion avec l'ennemi. Un par un, tous les cadres militaires de rang intermédiaire de la région orientale, ainsi que les responsables des divisions du Centre impliquées dans les combats, furent convoqués à Phnom Penh pour des " réunions " dont ils ne revinrent jamais.

Les archives de la prison de Tuol Sleng révèlent qu'à la date du 19 avril 1978, le nombre des détenus originaires de la région Est - soit 409 - était dix fois plus élevé que celui des détenus de la région Nord-Ouest, le second pourtant par ordre d'importance. Le lendemain, vingt-huit personnes furent incarcérées; elles venaient toutes de la région orientale. Les commandants des deux divisions du Centre en garnison à l'Est furent également arrêtés.

L'un d'eux, qui commandait la 290° division, se nommait Heng Thal. C'était le frère de Heng Samrin.

Le10 mai, Radio-Phnom Penh diffusa un message extravagant, appelant à l'extermination de la race vietnamienne et à " l'assainissement " des rangs cambodgiens eux-mêmes : " Tout est question de chiffres. Chacun d'entre nous doit tuer trente Vietnamiens [...] Autrement dit, les pertes respectives se situeront dans le rapport de un à trente, ce qui nous dispense d'engager huit millions de personnes (la population présumée du Cambodge). Nous n'avons besoin que de deux millions d'hommes pour écraser les cinquante millions de Vietnamiens. Et il nous en restera encore six millions. " Une entreprise aussi ambitieuse requérait l'engagement total de l'armée, du Parti et de l'ensemble de la population : " Nous devons assainir nos forces armées et notre Parti, nous devons assainir les masses, afin de poursuivre le combat pour la défense de notre territoire et de la 'race cambodgienne ". "

En tant que dirigeant, Phim adhérait-il à cette politique démente?

Approuvait-il les purges? Le chercheur australien Ben Kiernan, qui parle couramment khmer et a consacré un temps considérable à étudier l'histoire récente du Cambodge, pense que So Phim était malade pendant presque toute la durée des purges, et qu'il n'en fut pas informé. Lorsqu'îl apprit finalement l'arrestation des officiers commandant les deux divisions du Centre stationnées à l'Est (la 280' et la 290t), il se serait " mis en colère ", mais son conseil - dérisoire - fut de " presser chacun de faire attention et de se montrer prudent ". Selon Kiernan, So Phim était paralysé par son sens de la discipline de parti, et par sa conviction que les arrestations et les massacres ne pouvaient pas refléter la vraie nature de la révolution. Quand les purges prirent de l'ampleur, impuissant qu'il était à les arrêter, il parut frappé de stupeur. A l'inverse, selon Stephen Heder, après la percée vietnamienne de décembre, So Phim se serait mis d'accord avec Pol Pot pour liquider les membres du commandement militaire. Pour un dirigeant du Kampuchéa démocratique, la seule façon de survivre à un échec était d'en rejeter la responsabilité sut la trahison de ses subordonnés. Pour Heder, " c'est exactement ce que fit So Phim, mais il ne se rendit pas compte qu''il était lui-même suspect, pour s'être efforcé de maintenir une relative prospérité dans la région Est, et pour avoir tenté d'y organiser des forces armées tant régionales que locales ".

Au fond qu'importe si So Phim fut un dirigeant bien intentionné, mais naïf, ou un meurtrier, complice de Pol Pot tombé en disgrâce. Ce qui compte, c'est que sa tentative désespérée pour desserrer l'étau qui se refermait sur lui donna le signal d'une guerre civile de plus en plus féroce jusqu'à la nouvelle intervention vietnamienne, de très grande envergure cette fois.

A la fin du mois de mai 1978, Ke Pauk, le dirigeant de la région Centre chargé par Pol Pot de diriger les purges, transmit à So Phim une " invitation " à une réunion. Phim savait parfaitement à quoi s'en tenir.

Prudent, il envoya trois émissaires, dont un haut dirigeant du Parti, s'enquérir de l'objet de la réunion. On ne les revit jamais.

Le 24 mai, les troupes de la région Centre, récemment renforcées par une brigade blindée, encerclèrent le siège du Parti pour la région Est, à Suong, à environ 30 kilomètres de la frontière du Vietnam. Un grand nombre de dirigeants furent arrêtés et exécutés. Mais Phim était déjà loin. Accompagné de sa femme, de ses enfants et de ses gardes du corps, il s'était enfui en jeep, dans l'intention de gagner Phnom Penh. D'après Kiernan, il aurait déclaré à ses collaborateurs que Pauk et le ministre de la Défense, Son Sen, qui dirigeaient l'attaque, étaient des traîtres, et qu'il se faisait fort d'obtenir leur arrestation de la direction du Parti. Selon Heder, Prim aurait cru que les troupes du Centre avaient simplement outrepassé leurs instructions. Il aurait donc donné à ses hommes l'ordre de résister, jusqu'à ce qu'il ait décidé Pol Pot à faire cesser les hostilités. Il n'avait donc apparemment pas conscience d'être devenu, pour la direction du Parti, l'homme à abattre, alors que Pol Pot, depuis mai 1978, était persuadé qu'il était le dirigeant d'un " Parti des travailleurs du Cambodge " clandestin, créé par les Vietnamiens et la C.I.A. pour prendre le pouvoir au Cambodge.

So Phim prit ses quartiers sur les bords du Mékong, non loin de Phnom Penh, en attendant que Pol Pot veuille bien se manifester. Avant de se risquer dans la capitale, il avait envoyé un émissaire établir un premier contact. Un " comité d'accueil " vint à sa rencontre, le 2 juin, sous la forme de deux bateaux bourrés de soldats. Phim était trop haut placé pour conserver le moindre doute sur ce qui l'attendait. Il sortit son arme et se tira une balle dans la poitrine ".

Avec l'opération du 24 mai 1978, s'ouvrait le dernier chapitre de l'histoire sanglante du Kampuchéa démocratique. On allait bientôt toucher le fond de l'horreur. Les purges au sein du Parti s'étaient jusqu'alors entourées d'une relative discrétion. Les victimes étaient attirées hors de leurs villages sous le prétexte d'une invitation - au choix ; une " consultation de routine ", une " séance de réflexion ", une " réunion d'urgence " - ou de quelque prétendue " nouvelle responsabilité " que l'on désirait leur confier. Elles étaient alors remises aux services de sécurité. En quatre ans, près de vingt mille " invités " furent torturés, dans le but d'obtenir des aveux, puis massacrés à la prison de Tuol Sleng. Mais le secret qui présidait aux activités du Parti était toujours aussi épais, et les moyens de communication entre les différentes régions aussi inexistants. Il n'y eut donc pas de panique. Les méthodes du Parti inspiraient, certes, la crainte et le doute, mais sans plus.

En revanche, en envoyant des blindés s'emparer du siège régional du Parti, à Suong, Pol Pot choisissait de tomber le masque. Les survivants perdirent leurs dernières illusions. Le lendemain de l'attaque, le 25 mai, tout le personnel d'encadrement des 4' et 5° divisions (chefs de bataillons et commandants de régiments) fut convoqué à une conférence. Dès leur arrivée, tous furent déshabillés, ligotés et entassés dans des camions. Arrivés en rase campagne, ils furent jetés à bas des véhicules et massacrés à la mitrailleuse. L'un d'eux survécut miraculeusement. Il parvint à s'enfuir au Vietnam, où il devait témoigner ".

Heng Samrin, qui commandait la 4' Division, vit ainsi disparaître son frère. Il ne demanda pas son reste : avec un millier d'hommes qui lui restaient fidèles, il prit le maquis. Tea Sabun, un cadre régional à la tête d'une milice locale, entreprit de piller les arsenaux de la région pour se procurer des fusils et des roquettes antichars. Les miliciens tinrent tête aux troupes du Centre pendant environ trois semaines, avant de se retirer dans la jungle. D'autres dirigeants régionaux, notamment Chéa Sim, Mat Ly, Men Chhan, ouch Bun Chhoeun et Sim Kar, prirent le maquis avec quelque 3 000 hommes en armes et dix fois plus de civils. Jusqu'à la fin du mois de juillet, dans les trois provinces de la région orientale (Kompong Cham, Svay Rieng et Prey Veng), les troupes du Centre subirent un constant harcèle ment. De nombreux villageois, profitant de la fuite des Khmers rouges, détruisirent les cuisines communautaires et se répartirent bétail et biens collectivisés.

Face à la puissance de feu des armes de fabrication chinoise, face aux blindés, face aussi, à partir du mois de juin, aux redoutables troupes du Nirdey, dirigées par Ta Mok, la résistance spontanée de groupes constitués à la hâte ne pesait pas bien lourd. En juillet, l'intensité des combats décrut.

Les représailles pouvaient commencer. Le carnage fut sans commune mesure avec tout ce que la région Est avait dû subir par le passé. Aux yeux de Pol Pot et de ses amis, les Khmers de la zone Est avaient tombé le masque. " Esprits vietnamiens dans des corps khmers ", il fallait les écraser. On massacra, bien sur, les rebelles capturés et leurs familles, mais aussi des villages entiers qui les avaient abrités. Tous ces malheureux furent conduits à la mort par camions entiers. Deux ans plus tard, il me fut donné de visiter l'un des charniers de Kompong Cham, où l'on pense que 50 000 personnes trouvèrent la mort. A l'ombre des manguiers, os et crânes d'hommes, de femmes et d'enfants, tous âges confondus, faisaient comme un tapis macabre, obscène..,

Dans l'ensemble de la région, la répression fit probablement plus de 100 000 morts. Le tiers de la population - suspects dont il fallait se débarrasser - fut déporté dans les régions paludéennes du Cambodge occidental. A défaut d'être exécutés, la moitié des déportés périrent de faim ou de maladie.

Pour fuir cette sauvage répression, les chefs des rebelles et la population civile durent trouver refuge dans la forêt, noyée sous les pluies diluviennes de la mousson. Faute de nourriture, de médicaments, de vêtements et de munitions, leur détermination fléchissait. Le choix était donc simple : se rendre - autant dire se suicider - ou tenter sa chance auprès des Vietnamiens. La seconde solution n'était pas forcément sans risques. De nombreux déserteurs des divisions du Centre avaient, en effet, été impliqués dans les raids sur les villages vietnamiens frontaliers. Pour les cadres, nourris depuis des années de propagande antivietnamienne, la volte-face n'était pas facile. Quelques Khmers issarak survivants, qui avaient eu jadis des relations étroites avec les Vietnamiens, furent envoyés en éclaireurs. Dès la fin juin, Radio-Hanoi commença à diffuser en khmer des appels au soulèvement. Des cadres khmers connus, que tout le monde croyait morts, s'adressèrent, sur les ondes, à leurs compatriotes, et contribuèrent à les rassurer. Heng Samkai, le frère aîné de Heng Samrin, jouait les agents de liaison. Ancien dirigeant de la région Est (comme ses frères), il s'était réfugié au Vietnam quelque temps auparavant. " Nous nous sommes finalement rendu compte, me confia Samkai en 1981, que nous ne parviendrions jamais à renverser Pol Pot par nos propres moyens. Nous ne pouvions nous passer de l'aide des Vietnamiens. " Il entrait naguère dans ses attributions de commandant en chef des agents de liaison de la zone Est de maintenir le contact avec les autres instances du Parti, et aussi avec le Vietnam. Il connaissait donc bien les Vietnamiens. Lorsqu'en janvier 1978, fuyant son pays, il parvint à la frontière vietnamienne, il fut aussitôt transféré par hélicoptère à Ho Chi Minh-Ville. Peu après, il rencontrait d'autres transfuges khmers rouges dans l'ancienne École de police de Thu Duc.

Le Parti vietnamien travaillait déjà à mettre sur pied un mouvement de résistance khmère. L'entraînement des premiers combattants avait commencé. Car il ne lui fallait plus compter, au Cambodge-Est, où l'organisation du Parti venait d'être démantelée, sur un éventuel soutien des Khmers. L'espoir d'un changement de l'intérieur - suite à un coup d'État - s'évanouissait, et il était difficile d'infiltrer des Khmers entraînés au Vietnam pur organiser un soulèvement avec les dissidents restés sur place.

Les Vietnamiens prirent contact avec divers groupes de maquisards rebelles. Début septembre, ils lancèrent une nouvelle offensive blindée à l'intérieur du Cambodge. Leur objectif était, cette fois, d'assurer la liaison avec Heng Samrin et ses partisans retirés dans la jungle, et de les escorter jusqu'au-delà de la frontière. Heng Samrin, Chéa Sim et d'autres rescapés khmers rouges purent ainsi gagner le Vietnam. Le futur gouvernement du Cambodge pro-vietnamien pouvait se constituer...


Extrait 2 : la journée du 7 janvier 1979
(Lire aussi le témoignage de Kim Resty dans
"La prison sans murs".

A midi, le Boeing-707 argent et bleu de l'aviation civile chinoise se posa sur la piste de Pochentong. Sihanouk était en larmes. La joie de la liberté retrouvée le disputait, chez lui, à l'amertume de devoir, encore une fois, quitter son pays. Il embrassa l'ambassadeur yougoslave et lui dit d'une voix étranglée : " Transmettez, s'il vous plaît, mes hommages au président Tito, et dites lui que notre peuple ne capitulera jamais. " L'avion décolla. Il n'y aurait pas d'autre départ. Les deux ambassadeurs repartirent pour Battambang.

Le 7 janvier, à l'aube, la cohue était indescriptible autour de la gare ferroviaire de Phnom Penh. En camion, en moto, à bicyclette, des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants - les cadres du régime et leurs familles affluaient de toutes parts. Ils fuyaient leurs camps d'hébergement, à la périphérie de la ville. A l'évidence, tous ne partiraient pas. La deux trains à quai étaient déjà bondés, pleins de soldats blessés et de civils en proie à la panique. Débordés, leng Sary et ses collaborateurs du ministère des Affaires étrangères s'efforçaient de contenir la foule et de faire de la place pour les blessés qui continuaient d'arriver. Le soleil, impitoyable, transformait peu à peu les compartiments en étuve. Peu après 9 heures surgit un messager. Les colonnes vietnamiennes n'étaient plus qu'à 5 kilomètres. Sary donna l'ordre du départ. Des grappes humaines restaient accrochées aux portières, ou juchées sur les toits des wagons. Les deux convois s'ébranlèrent lourdement pour Battambang.

Depuis la terrasse de son ambassade, Khamphan observait les événements. Comment tout cela allait-il finir? Depuis l'aube, le crépitement des armes automatique s'était joint au bruit des explosions. Il était prés de dix heures quand une Jeep pénétra dans l'enclave diplomatique pour évacuer les jeunes soldats en faction. Avant de monter dans le véhicule, l'un d'eux brandit son fusil AK47 et mitrailla avec désinvolture la façade de l'ambassade du Laos. Personne ne fut blessé. Un Laotien qui se trouvait près d'une fenêtre n'eut que le temps de se baisser vivement. Une balle atteignit le portrait du premier ministre Kaysone, qui se fracassa au sol.

Une véritable frénésie paraissait s'être emparée de cette ville que l'on avait crue morte. De temps à autre, des camions de fabrication chinoise, chargés d'hommes, dévalaient à tombeau ouvert le boulevard Monivong.
Des hélicoptères verts apparurent, leurs pales cinglant l'air déjà chaud de ce milieu de matinée, Le vacarme, effroyable, couvrit un instant le bruit du canon. Puis ils disparurent vers l'ouest. Un monde s'effondrait sous les yeux de Khamphan, qui songea furtivement : Pol Pot était-il à bord de l'un deux?

Vers midi, il distingua un roulement sourd. En se penchant par la fenêtre, il pouvait apercevoir, entre deux alignements de bâtiments, une portion du boulevard Monivong, la plus grande artère de la ville. Surmonté d'un drapeau rouge et jaune, un char apparut dans un nuage de fumée bleue, puis un autre, et un autre encore " Les voilà!", s'écria Khamphan, puis, à l'intention de ses hommes : " Hissez le drapeau! ".
Une heure plus tard, le deuxième secrétaire de l'ambassade se risqua à l'extérieur. A grands gestes, il attira l'attention d'une petite patrouille de soldats vietnamiens qui descendait le boulevard désert. Surpris, ils braquèrent leurs fusils dans sa direction, tandis qu'il plaçait ses mains bien en évidence au-dessus de sa tête. Quand ils se furent approchés, il leur désigna l'ambassade de la main et déclina au seul Khmer du groupe ses nom et qualité. Ce soir-là, une douzaine de soldats vietnamiens vinrent assurer la garde du bâtiment. Le cauchemar avait pris fin. Khamphan, fou de joie, fit servir aux " libérateurs " un festin de riz bouilli et de viande en conserve.