De Marek Sliwinski, éditions l'Harmattan. 1195, 174 pages.
Présentation | Affirmations | Comment cela a-t-il été possible ? |
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L'administration khmère rouge avoisinait les 20 % de la population !
A partir de 1985 aucun cas de famine n'est signalé.
30.000 amputés au moins, 90.000 handicapés à vie.
En 1992, 64 % des enfants ont perdu au moins un parent !
Imputer la responsabilité des massacres à une clique restreinte, peut donner bonne conscience à certains, mais ce ne serait qu'une manière cynique de déguiser la réalité : près de 22 % des personnes actives ont été attachées à l'appareil administratif et de surveillance.
Une forte proportion de l'actuelle classe politique et la quasi totalité de l'administration locale sont constitués de personnes "récupérées" de l'ancienne administration des Khmers rouges : il n'y avait personne d'autre à qui faire appel.
L'explication des mobiles des crimes et, de surcroît, de ceux de crime contre l'humanité, a toujours fasciné l'imagination des chercheurs.
A l'issue de la Deuxième Guerre mondiale, nombreux furent les travaux qui ont tenté d'expliquer les crimes perpétrés par les nazis. Influencés au départ par l'approche freudienne, ils ont essayé de démontrer le lien entre racisme, type de personnalités, structure de la famille et phénomène fasciste en tant que tel. Avec la découverte tardive de l'univers exterminateur soviétique, l'intérêt s'est déplacé vers l'analyse des origines, de la structure et du fonctionnement des systèmes totalitaires". Puis, sont apparus les ouvrages démontrant le lien entre le contenu de l'idéologie ou des croyances, et la nature existentielle du système. Le plupart des ouvrages relatifs à la période des Khmers rouges au Cambodge appartiennent à cette dernière catégorie.
L'ouvrage collectif édité par Karl Jackson démontre d'une manière évidente la relation entre l'idéologie des Khmers rouges et le caractère exterminateur de leur système politique. Deux hypothèses, suscitées par cet ouvrage, méritent une attention particulière.
La première, évoquée par Jackson, insiste sur l'effet d'une rencontre entre idéologie communiste intransigeante et doctrine de l'autarcie totale. Il en a résulté une dégradation de l'idéal révolutionnaire initial, et cela dans un climat de privations extrêmes, de chambres de torture et de famine généralisées.
Quant à l'hypothèse de François Ponchaud, elle démontre comment la rencontre entre communisme intransigeant et doctrine karmique a contribué à l'ampleur de l'extermination. Justifiant les inégalités sociales et les souffrances des opprimés par les mauvaises actions commises dans les vies antérieures, la doctrine karmique a été considérée par les révolutionnaires khmers rouges comme un véritable " opium du peuple ". D'un autre côté, l'individualisme bouddhique a empêché une résistance organisée au régime, chacun ne s'occupant que de son propre avenir.
On peut pourtant se demander si les affinités évoquées
dans ces hypothèses constituent la cause première
des exterminations commises par les Khmers rouges, ou si elles
n'en sont qu'un corollaire. Les idéologies extrémistes
sont connues de tous mais elles ne sont que rarement associées
avec les abominations commises. L'engrenage de la violence et
de la cruauté dépend probablement d'un syndrome
de variables spécifiques où les prémisses
d'ordre moral et idéologique jouent un rôle relativement
secondaire. Du point de vue strictement béhavioriste, l'engrenage
de la violence doit résulter d'un processus de conditionnement
particulier auquel la société ou certaines parties
de cette société sont soumises. Dans le cas précis
du Cambodge, on peut ainsi distinguer trois facteurs qui, selon
toute vraisemblance, ont joué un rôle essentiel :
- 1 - le processus de conditionnement des Khmers rouges;
- 2 - la généralisation de l'état "agentique"
des individus sous la domination des Khmers rouges;
- 3 - le processus de désintégration de la société
khmère.
Le processus de conditionnement des jeunes Khmers rouges est possible à reconstituer. Pour le recrutement, les Khmers rouges embrigadaient dès l'âge de 12 ans des jeunes gens des deux sexes venant des coins les plus reculés du pays. Séparés de leur familles, leur développement affectif se trouvait subitement arrêté. Appartenant souvent aux peuples primitifs vivant dans un état de guerre tribale quasi permanent dans les zones forestières du nord-est, ils constituaient un matériel humain particulièrement facile à initier à l'usage de la violence la plus extrême. Les séances d'endoctrinement idéologique, communes à toutes les organisations de jeunesse communiste du monde, étaient complétées par des séances dites de " durcissement des coeurs et des esprits " durant lesquelles ces jeunes adeptes étaient initiés à la pratique de la torture et des assassinats.
Les informations recueillies sur le passé des dirigeants et des cadres khmers rouges sont aussi très concluantes sur un autre point : celui du métier exercé auparavant. Nous n'en avons recensé qu'un seul, celui d'enseignant dans le primaire ou le secondaire. Il est à noter que les ex-enseignants furent aussi les principaux responsables du système carcéral. Comme nous l'avons déjà dit, les jeunes Khmers rouges étaient donc encadrés par des personnes qui savaient par expérience manipuler et conditionner la jeunesse.
L'hypothèse d'un conditionnement successif, transformant les jeunes Cambodgiens en machines à tuer et à torturer, paraît, à la lumière de ces faits, la plus vraisemblable.
Les exécutants des Khmers rouges se sont-ils sentis responsables de leur actes ? Bien que nous n'ayons pas d'éléments directs de réponse à cette question, il semble que non. Embrigadés dans une organisation extrêmement rigide, contraignante et se réclamant d'une autorité suprême, ils ont eu l'impression d'agir exclusivement au nom et sur ordre de Angkar (organisation). Angkar justifiait tout acte, mais ne tolérait aucune insubordination. La mort atroce était la seule punition, l'accès au pouvoir la seule récompense. Certaines personnes questionnées sur leur passé ont admis, au moins tacitement, leur participation et leur soumission aux ordres, mais elles n'ont pas réussi à les expliquer. " Nous étions tous responsables ", telle était la fréquente réponse.
Les expériences de Stanley Milgram sur l'obéissance
à l'autorité nous apportent des éléments
d'explication essentiels. Engagés pour participer à
une expérience sur " l'influence de la punition sur
le processus de la mémorisation ", les participants
à l'expérience avaient à " corriger
" les réponses fausses d'un participant tiers en lui
administrant des décharges électriques dont ils
pouvaient augmenter graduellement l'intensité de 15 jusqu'à
450 volts. Les décharges de plus de 400 volts risquaient
d'entraîner la mort, sans parler de la souffrance physique
provoquée par un tel traitement, mais convaincu d'agir
sous l'autorité "suprême" de la science,
un homme moyen se révéla capable d'infliger les
pires sévices à ses semblables - rien ne lui indiquant
que l'expérience était en réalité
truquée et que le véritable sujet de l'expérimentation
était le tortionnaire-enseignant et non l'élève
supplicié.
Trouver certains individus capables d'obéir à de
tels ordres n'était cependant
pas en soi un fait surprenant. Ce qui le fut davantage, c'était
que les individus refusant d'y obéir ne furent qu'une infime
minorité parmi les participants à l'expérimentation.
Les comportements des sujets furent cependant suffisamment variés
pour permettre à Milgram d'étudier les causes de
cette obéissance. Il est arrivé à la conclusion
que les gens ont une tendance quasi-naturelle à obéir
à l'autorité. Plus cette autorité est reconnue,
plus elle est proche, plus elle dispose des moyens de contrainte,
moins les gens se sentent responsables des conséquences
de leur actes. Milgram a qualifié "d'agentique"
l'état psychologique d'individus Soumis à l'autorité
au point de n'avoir pas l'impression d'agir par et pour eux-mêmes
mais seulement comme agents de l'institution qu'ils reconnaissent.
On peut maintenant s'interroger sur l'influence d'une autorité
dont la reconnaissance est obtenue par la contrainte la plus extrême
et qui, de surcroît, agit comme une institution politique,
éducative et juridique. L'effet de son influence sera sans
doute encore plus puissant. Telle fut exactement le rôle
de l'Angkar à l'égard des jeunes Khmers rouges embrigadés.
Son autorité était énorme, écrasante,
excluant toute forme de désobéissance. Les témoins
citent le cas d'un jeune Khmer rouge qui s'est suicidé...
après avoir tué sur ordre de l'Àngkar un
membre très proche de sa famille. L'exécution d'un
ordre primant donc sur l'expression la plus dramatique que l'on
puisse exprimer d'un désaccord moral.
Il y eut une politique de génocide prémédité,
planifié et organisé jusqu'au dernier détail.
Se sentant très minoritaires au sein de la société
khmère, les Khmers rouges savaient parfaitement qu'ils
ne pouvaient pas s'attaquer d'emblée à tous leurs
opposants réels et potentiels. C'est pourquoi, ils ont
entrepris la tâche d'extermination par tranches, suivant
les règles principales de la stratégie communiste,
si bien précisée par Rakosi. Le processus d'extermination
s'accompagnait d'un travail visant la destruction des liens de
solidarité à l'intérieur de la Société
khmère, les déplacements forcés et le brassage
de la population jouant là un rôle essentiel.
On peut distinguer, à cet égard, les quatre phases
suivantes :
- 1 - expulsion totale ou partielle de la population indigène;
- 2 - introduction d'une population nouvelle, provenant des différentes
régions du pays, et donc non unie dans son ensemble par
des liens de solidarité mutuelle;
- 3 - soumission de la population à des pratiques installant
un climat de méfiance extrême - il s'agit des séances
" d'autocritique " où chacun, après avoir
reconnu ses propres fautes, ses propres erreurs, était
obligé de dénoncer d'autres personnes comme "
ennemies " de la révolution;
- 4 - extermination tranche par tranche, des catégories
de la population considérées par les Khmers rouges
comme traîtres, ennemis, parasites sociaux ou non ré-éducables.
Puis extermination de tous ceux que l'on soupçonne de s'opposer
à la ligne définie par l'Angkar.
En exterminant les personnes selon des critères relatifs aux catégories socio-professionnelles, donc des critères de classe, le génocide au Cambodge porte visiblement la signature du crime motivé par l'idéologie communiste. L'association des Khmers rouges au courant de gauche, qui se réclamait de surcroît de la lutte anti-impérialiste, a contribué selon toute vraisemblance à étouffer l'ampleur des crimes devant la partie de l'opinion publique de gauche d'orientation tiers-mondiste. D'un autre côté, une alliance objective entre les Khmers rouges et la première puissance occidentale, les U.S.A., pour contenir une poussée d'influence soviétique en Extrême-orient, a neutralisé une bonne partie de l'opinion de droite.
Ces soutiens, qui leur sont venus aussi bien de la gauche que de la droite, ont permis aux Khmers rouges d'acquérir l'allure d'interlocuteurs respectables et de profiter aujourd'hui de la protection des hautes instances internationales .