Le "Roi Lépreux "
de Pierre Benoît

EXTRAIT : Description d'une représentation du RAMAYANA à ANGKOR VAT
Lire étude sur le Ramayana.


Un peu avant neuf heures nous arrivâmes à Angkor-Vat. La chaussée, sur ses deux cents mètres de long, était pleine de groupes obscurs qui se hâtaient vers l'est, dans la direction du sanctuaire. De lourdes senteurs de musc et de jasmin nous accompagnaient. Nous entendions, sur les larges dalles, le claquement mat des innombrables pieds nus. De temps en temps, on distinguait, à la brusque lueur d'une allumette, la couleur des étoffes qui habillaient cette foule au milieu de laquelle nous allions : vareuses moutarde des miliciens, sampots violets et rouges des indigènes, robes citron des bonzes. Les cinq tours, en monumentale pyramide, s'étageaient confusément dans le ciel nocturne. Une étoile tremblait au sommet de la plus haute, à la place où, dans les temps héroïques, s'épanouissait l'immense lotus d'or.
Bientôt, nous atteignîmes, au bout de la chaussée, le portique ouvert sur les ténèbres béantes du Grand Temple. C'était là que le spectacle allait se dérouler. Des ombres grouillaient autour d'un cercle de cinquante pieds de diamètre, un cercle formé par des enfants nus, accroupis en rond. Chacun d'eux tenait entre les genoux une torche embrasée. Il n'y avait aucune brise, si bien que les hautes flammes rougeâtres montaient, droites, comme si, d'airain elles-mêmes, elles eussent jailli de flambeaux d'airain.
Les ombres, devant nous, s'écartèrent en une haie qui nous conduisit à quatre sièges de rotin, sur lesquels nous prîmes place, tandis qu'un trémolo doux et plaintif s'élevait du bizarre orchestre qui nous faisait vis-à-vis, de l'autre côté du cercle. J'étais à côté de Maxence. Elle avait à sa gauche le Résident ; à ma droite, j'avais le brigadier Monaldeschi.
Presque aussitôt, la représentation commença.
- Je ne me donnerai pas le ridicule de vous commenter ce spectacle, dit M. Bénéjacq en se penchant vers nous. Aussi bien et mieux que moi, vous savez que les danses auxquelles vous allez assister sont la paraphrase vivante du Ramayana, de même que, tout près d'ici, les splendides bas-reliefs du premier 6tage d'Angkor-Vat en sont la paraphrase pétrifiée.
Au Cambodge, la sculpture antique explique la danse moderne, qui la prolonge. Encore une fois, ce n'est pas ce que j'ai à vous dire. Je tiens simplement à faire appel à votre indulgence. Nous ne sommes pas au Palais-Royal, à Phnom-Penh. La plupart des danseuses appartiennent au corps de ballet de Sa Majesté.
Mais il y a aussi quelques doublures... des jeunes filles du pays. Elles valent d'ailleurs les autres, vous verrez. Et puis, n'est-ce pas, le cadre suffirait à faire oublier n'importe quelle imperfection de détail... Chut ! Attention !
Voici la flûte et les xylophones qui nous annoncent l'entrée de la belle Sita.
- Dieu ! Qu'elle est charmante ! dit Maxence.
C'était la jeune fille qui, l'avant-veille, à Siem-Réap, m'avait lancé en riant son bouquet de jasmin. Ébloui, je regardai la merveilleuse petite idole. Dominé par la tête droite et dédaigneuse que coiffait le mokot en forme de pagode à longue pointe d'or;. le corps n'était qu'une ondulation scintillante de pierreries.
Dans l'immobile blancheur du visage, une blancheur impressionnante, quasi chimique, sous les sourcils prolongés au pinceau, sur les lèvres sanglantes, je cherchais vainement la trace de mon sourire de l'avant-veille.
. . . Dans la forêt enchanté de Dandaka, la princesse fait son entrée douloureuse. Elle songe aux malheurs de son époux, le divin Rama. Ses suivantes bien-aimées participent silencieusement à sa peine. Aussi chaste que belle, elle repoussa les avances d'un jeune prince qui a le mauvais goût de choisir une telle minute pour
Se venir à ses yeux déclarer son amour...
Il s'en va, désespéré, et Sita demeure seule.
Ah ! Princesse, alors que ton époux, le divin Rama à la face verte, se trouve si loin au fond des forêts, occupé à protéger les faibles et les opprimés contre les suppôts du Roi Ravana, que n'as-tu gardé auprès de toi cet aimable chevalier, qui serait devenu ton défenseur ! Il est là, en effet, il rie tout près, autour de toi, dans l'ombre, le mortel ennemi de Rama, lui, Ravana, le roi des Géants, enfin. . .
Jamais je n'avais vu un spectacle suivi avec une telle ferveur. Au-dessous de la lueur fuligineuse des torches, je distinguais les visages de la première rangée de spectateurs.
Une admiration muette, extatique, les animait.
Chez nous, tu sais avec quelles plaisanteries de bas goût et quelles fines allusions le public se plaît d'ordinaire à saluer l'entrée en scène des danseuses. Mais, pour le peuple
cambodgien, à l'égard de ces êtres sacrés qui sont les images de ses dieux et les épouses de son roi, un regard, une seule pensée concupiscente seraient le plus abominable des sacrilèges.
Je te le jure, je suis le contraire d'un ingrat.
Devant un tableau surpassant en beauté, en pittoresque, tout ce qu'il m'avait été donné de contempler jusque-là, assis à la place d'honneur, à côté de la plus adorable des femmes, sais-tu vers qui s'en allait mon souvenir ? Vers toi, mon vieux Gaspard, vers toi qui, jadis, presque de force, m'avais appris à cultiver cet arbre de la science dont j 'étais en train de savourer les fruits inattendus. Aussi. lorsque, tout à l'heure à la terrasse de ce café, un bienheureux hasard nous a réunis, ne t'étonne pas si mon sang, ne faisant qu'un tour, s'est mis aussitôt à charrier à gros bouillons les robustes globules rouges de la reconnaissance.
- Oh ! fit Maxence, l'effrayant personnage ! C'est Ravana, le Roi des Géants, n 'est-ce pas ?
- Oui, Madame dit M. Bénéjacq, c'est le Roi des Géants. Je vois que vous connaissez par coeur votre Ramayana.
Ravisseur de la belle Sita, le Roi des Géants, à pas menaçants, pénétrait dans le
cercle. Un frisson de terreur parcourait l'assistance. Maintenant, la lutte s'engageait entre lui et l'allié de Rama. Hanuman, général des Singes, et c'était un extraordinaire duel, rythmé, avec de petites épées fulgurantes.
Sous l'effroyable masque aux sourcils rouges, aux dents menaçantes, on voyait haleter à travers l'étoffe la fine gorge de la ballerine qui personnifiait Ravana....