Le mur de bambou est l'un des très rares témoignages sur la période d'occupation vietnamienne d'après Pol Pot (1979-1981).
Esmeralda Luciolli, de Médecins du monde, est l'une des
trente "capitalistes" tolérés dans la
République Populaire et la seule qui ait osé parler
de cette période presque aussi noire que celle de Pol Pot.
Elle cite quelques bons mots de ses amis cambodgiens :
Elle n'épargne personne.
Elle décrit aussi dans le détail l'opération K5, opération digne de Pol Pot, monstrueuse de bêtise et d'indifférence envers la vie des hommes, "extravagance meurtrière" : 800 km de mur de bambous à construire le long de la frontière thaïlandaise, dans une forêt impaludée et sans aucune infrastructure pour accueillir les "travailleurs volontaires". "Petit génocide", suivant l'expression même des Cambodgiens, qui coûtera près de 50 000 vies et ne servira à rien, les saisons de pluies détruisant ce qui a été construit en saison sèche.
Extraits :
La décision de construire ce qui serait bientôt appelé le "mur de bambou" ne fut jamais annoncée publiquement.
En juillet 1984, des rumeurs mystérieuses, dont des bribes
arrivaient jusqu'à nous, se propagèrent parmi les
Cambodgiens. Chacun devrait désormais se rendre sur la
frontière, plusieurs mois par an, dans des régions
minées et fortement impaludées, pour construire
une sorte de nouvelle muraille de Chine entre le Cambodge et la
Thaïlande.
L'idée paraissait si folle que beaucoup d'étrangers
ne voulurent y voir que l'expression de l'exagération qu'ils
prêtaient aux Khmers. Au bout de quelques semaines, il fallut
pourtant se rendre à l'évidence ; les départs
commençaient et ces travaux allaient bientôt devenir
la hantise de tous les Cambodgiens.
L'armée vietnamienne a pris l'habitude d'enrôler
des civils khmers pour des travaux d'ordre stratégique
depuis 1979.
Dans un premier temps, à partir de l'automne 1982, la population
a dû participer au " travail socialiste ". Ces
travaux consistant à construire des digues, des routes,
des terrassements se déroulaient à proximité
du domicile et s'avéraient utiles pour les habitants. Très
vite, ces ouvrages ont pris un caractère stratégique
et les paysans ont reçu l'ordre de défricher les
forêts environnantes et de construire des
barrières de protection autour des centres d'habitation
les plus importants Depuis 1983, les habitants doivent construire des
palissades faites de deux ou trois rangées d'épineux,
de bambous, parfois doublées de champs de mines, autour des
villages. La population est également contrainte d'édifier
des barrières défensives le long des voies ferrées,
autour des ponts et aux points stratégiques des grandes routes. Dans la
province de Kompong Chhnang, ces barrières sont visibles
partout, autour de chaque village, de chaque chef-lieu de
commune ou de district, de la capitale provinciale, le long de
la voie ferrée Phnom Penh-Battambang, en de nombreux
points de la Route Nationale N 5 . Entre la ville de Kompong
Chhnang et le district de Tuk Phos, à l'ouest de la province,
les arbres ont été sectionnés sur de vastes
étendues et l'on aperçoit des souches à perte de vue, des deux côtés
de la route .
Toute la forêt a été détruite. La forêt du nord de Mokampul, un district au nord de Phnom Penh, a subi le même sort en mars 1986. Dans chacun des villages de Kompong Chhnang que nous visitions fin 1986, les bâtiments officiels étaient protégés par de hautes barrières en bambou et il commençait à .en être de même dans la province de Takeo. Toutefois, les premières corvées duraient peu de temps et n'entraînaient aucun déplacement de population.
En 1984, une nouvelle étape a été franchie
: toute la population du pays a été
mobilisée pour de gigantesques travaux désignés
officiellement comme "travaux de défense de la patrie
".
Au début de cette année-là, les autorités
vietnamiennes ont
décidé de boucler la frontière thaïlandaise.
L'offensive de la
saison sèche de 1984-1985 avait détruit les principaux
camps de la résistance situés dans cette région.
Pour consolider cette victoire, il fallait fermer hermétiquement le pays aux
infiltrations de la guérilla et empêcher la population
de fuir vers la frontière. La décision d'ériger,
dans ce but une"ligne de défense" de huit cents
kilomètres de long a été prise à Hanoi,
début 1984, par le Comité Central du Parti Communiste
Vietnamien....
.......................................................
Le bilan des deux premières années du plan K5 est lourd. Selon les estimations les moins alarmistes, un million de personnes au moins ont participé aux travaux de septembre 1984 à fin 1986. Le taux de mortalité due au paludisme se situe autour de 5 % et il y aurait donc eu au minimum 50 000 morts durant cette période, Selon un fonctionnaire du ministère de la Défense, réfugié en Thaïlande, ses services estimaient, en mars 1986, que 30.000 personnes étaient décédées depuis le début des travaux. Ce bilan ne tient pas compte des dizaines de milliers de malades et de blessés ni des infirmes. A partir du dernier trimestre de l'année 1986, dans la plupart des provinces, les "volontaires" du premier contingent ont dû repartir pour un " second tour " car toutes les personnes susceptibles d'être. recrutées l'avaient déjà été une fois. La tranche d'âge des hommes entre 17 et 45 ans comporte approximativement 1,2 à 1,3 million de personnes dont environ 70 000 sont dans l'armée. Il n'est donc pas surprenant que les réserves humaines aient été épuisées au bout d'une dizaine de réquisitions d'environ cent mille hommes chacune...