Le Petit Livre rouge de Pol Pot


de Henri LOCARD

Critiques parues dans Cambodge soir du 6 Octobre 1996
et dans Cambodge Nouveau du 16-31 octobre 1996

1- Critique de Cambodge soir

"Frères ! Vous ne devez quitter Phnom Penh que pour une courte période"

Dans son " Petit Livre rouge de Pol Pot", le chercheur français Henri Locard a rassemblé plus de 300 slogans employés par les Khmers rouges durant les années 1975-79 et qu'il a recueillis en interviewant des Cambodgiens de toutes les provinces pendant plus de cinq ans. ( Aux Editions L'Harmattan. Préface de David Chandler. 260 pages. 30 dollars.)

Les slogans, petites phrases, directives et déclarations prononcés dans les discours, à la radio, dans les chansons révolutionnaires représentent une sorte de " Constitution", une loi suprême sensée régir la vie de tous les jours, déclare les devoirs du peuple mais aussi les droits des chefs khmers rouges. Absolument tout appartient à l'Angkar... Si vous voulez rester en vie, travaillez ! Ainsi, martelait-on encore: Inutile d'user du raisonnement puisque les intentions de l'Angkar sont parfaitement pures.

Vous devez tout rapporter à l'Angkar...Vous devez épier les moindres faits et gestes de chacun d'entre nous !...car l'Angkar voit tout : L'Angkar a les yeux de l'ananas...sauf lorsqu'il s'agit de délits commis par les chefs car au bout du compte : Si tu oses dire quelque chose, camarade, tu dois toujours assumer la responsabilité de tes paroles.

L'auteur insiste sur les multiples contradictions de ces slogans au regard de la culture, de l'histoire, des mentalité et surtout de la réalité cambodgienne, et explique que les Khmers rouges, dans le souci de respecter à la lettre les préceptes de Mao dans son Petit Livre Rouge, ont dû s'efforcer d'adapter les slogans chinois. Ainsi, a-t-il fallu traduire par exemple le terme prolétaire, inconnu dans un Cambodge non-industrialisé. A défaut, l'amalgame "ouvrier-paysan" fit l'affaire...en empruntant un vocable d'origine indienne ! Très inspirés du maoïsme et du marxisme, on retrouve parfois dans ces slogans les notions de Grand Bond en avant le besoin d'autocritiques, la valorisation du travail manuel. La religion, c'est l'opium du peuple, répétaient seulement les Khmers rouges pour essayer de convertir des paysans profondément bouddhistes à ce que Henri Locard, comme d'autre analystes, considèrent comme la religion du Dieu Angkar.

Ces slogans furent dénoncé comme des impostures par la très grande majorité des Khmers qui n'étaient pas dupes. Mais il fallait bien se taire, faire semblant de croire à ces fausses vérités, et ne murmurer son rejet qu'aux tréfonds de son coeur. Seules, peut-être, des enfants ou des adolescents ignorants, venant de la périphérie et totalement manipulés par l'Angkar, pouvaient se satisfaire d'une telle éthique. Cela tombait bien puisque c'était cette couche sociale dont les polpotistes prétendaient être les porte-parole, explique Henri Locard dans son introduction.

Certains osent même, au risque d'être assassinés si une oreille indiscrète venait à passer, inventer des contre slogans, plus réalistes et plus représentatifs encore des conséquences de cette dictature sur la population. "Chacun doit compter sur ses propres forces, c'est de demander à un vieillard de manger ses propre excréments, n'en est qu'un parmi tant d'autres.

Tour à tour, les slogans se veulent mielleux "pour endormir la méfiance et faire naître une confiance aveugle", puis menaçants. Les instructions s'appuient bien souvent sur des mensonges comme le fameux : Frère vous ne devez quitter Phnom Penh que pour une courte période, prononcé le jour de la prise de la capitale pour expédier les Phnompenhois en travail forcé à la campagne pendant plus de trois ans.

Incultes, les hommes de main de Pol Pot se référaient à ces slogans pour justifier leurs actions. Le Mieux vaut arrêter 10 personnes à tort qu'en libérer une seule par erreur, donnait toute latitude aux miliciens dans leur mission d'anéantir les éléments hostiles à la révolution. Quand on arrache les herbes, il faut en extirper toutes les racines, disaient les bourreaux de l'Angkar pour justifier l'assassinat du reste de la famille lorsqu'on de ses membres avait commis une faute.

Empruntés très généralement au lexique guerrier, ces mots d'ordre ont l'intérêt de résumer la politique de Pol Pot, comme notamment ce double combat qu'il avait imposé : la lutte contre les antirévolutionnaires et celle contre le sol et la nature pour augmenter les rendements agricoles : Une main tient la houe, l'autre le fusil.

"L'ensemble des paroles de l'Angkar collectées dans ce recueil constitue un faisceau de preuves supplémentaires qu'il existait bien, de la part du pouvoir, une politique délibérée d'asservissement de couches si larges de la population que la répression s'étendit progressivement à la population entière", ajoute Henri Locard, qui préfère parler de "policide" plutôt que de génocide. Et l'auteur de conclure son ouvrage comme il l'a commencé, par un slogan, formidablement cynique : Au travail, jusqu'à la mort !


2 - Critique parue dans Cambodge Nouveau du 16-31 octobre 1996

Remarquable ouvrage de recherche universitaire, bienvenu au moment où les "chefs historiques" des khmers rouges cherchent à fuir leurs responsabilités.
Henri Locard a rassemblé, à partir de sources presque exclusivement orales, les slogans qui traduisaient la " pensée " de l'Angkar, les règles qui commandaient ses méthodes et ses actions.
On a là une extraordinaire collection des formules brutales, le plus souvent d'inspiration maoïste, qui, répétées à satiété, ont accompagné, "justifié" les pires cruautés, les plus abominables crimes. : "C'est la revanche des ignorants sur les lettrés, c'est le triomphe de l'obscurantisme". Ces slogans ont établi l'absolu pouvoir de la brute sur le faible.
On ne trouve aucune "idée" directrice, pas l'ombre d'un programme dans ces slogans, sinon des formules creuses du type "Frappez, effectuez une percée, écrasez et réduisez tout en miettes" ou encore "Il faut jeter à bas la vieille société et créer la nouvelle société révolutionnaire".

L'obsession, c'est de détruire les "ennemis".
Ennemis extérieurs : les "féodaux', les "capitalistes, les "impérialistes" (y compris !es Vietnamiens), tous les non-khmers.
Ennemis intérieurs : l'idéalisme, la bureaucratie, les "17 avril' , le clergé (les bonzes), les malades, les ennemis cachés . . ,

Aussi extrême que leur cruauté apparaît la bêtise des responsables de l'Angkar. Ils n'ont pas vu qu' ils étaient manipulés par Pékin. Ils se sont crus meilleurs que leurs inspirateurs chinois, ils ont écarté les conseils de modération de Chou en lai.

Ils n'ont ni cherché à retourner à des traditions cambodgiennes antérieures, ni apporté d'idée neuve. 'Non seulement, au nom d'un prétendu patriotisme, Pol Pot et sa bande rejetèrent la culture moderne occidentale, mais également le savoir-faire multi-séculaire du paysan cambodgien.

Une formule comme "Notre coeur ne nourrit ni sentiments ni esprit de tolérance" prend exactement le contre-pied de la culture bouddhique et indienne, remarque Henri Locard. Dans le même esprit, plus brutal : "Qui proteste est un ennemi, qui s'oppose est un cadavre".

"La quasi-totalité des véritables intellectuels furent mis à mort par l'Angkar, très souvent dans les souffrances les plus atroces à Tuol Sleng (...)" (NB: Cambodge-Contact précise que Tuol Sleng a surtout servi à épurer les cadres du parti khmer rouge)

"Il faut produire 3 tonnes à l'hectare" était une insanité, en l'absence d'irrigation, d'engrais verts, de matériel mécanique, elle fut aggravée par la destruction des diguettes traditionnelles et par quantité de travaux mal conçus. La conséquence de cette tragique incompétence, ce fut la mort par épuisement et maladie de centaines de milliers de travailleurs, un pays détruit pour longtemps. "Il est certain que la direction khmère rouge ne comprenait strictement rien à l'économie".

Là où les dirigeants khmers rouges ont été efficaces, c'est dans l'organisation de leur propre autorité. Ils ont combiné avec savoir-faire (venu de la catastrophique "révolution culturelle" chinoise), le mystère qui entoure toutes les décisions de l'Angkar et les grands chefs eux-mêmes, les exécutions impitoyables, l'angoisse, la sous-alimentation, les séances d'auto-critique, la destruction de la famille, la délation, les slogans sans cesse martelés, . . . qui maintenaient la population dans une totale soumission.

"Il vaut mieux arrêter dix personnes à tort qu'en libérer une seule par erreur" traduit assez bien la sinistre ambiance khmère rouge.