Analyse des thèses de doctorat de Hou Yuon
et de Khieu Samphan

Extrait du livre de François DEBRE, Cambodge la révolution de la forêt (Flammarion, 1976) Pages 88 et sv.
Jérôme ROUER janv, août 97


Khieu Samphan est l'actuel (1997) chef nominal des Khmers rouges.
Fils d'un juge, docteur en sciences économiques de l'Université de Paris en 1959.
Revient au Cambodge en 1959, professeur, journaliste,député et secrétaire d'Etat (1962) il entre dans la clandestinité en 1967.
Chef de l'Etat (1976-1979), puis constamment N°1 du movement khmer rouge.

Hou Yuon


En 1955 Hou Yuon achevait sa thèse de doctorat sur " La paysannerie du Cambodge et ses projets de modernisation ";
Kieu Samphan terminait sa licence "L'économie du Cambodge et ses problèmes de modernisation " Celle ci allait devenir en 1958 le sujet d'un mémoire dédié à Monseigneur Samdech Preah Uayuvareach le prince Norodom Sihanouk ".

Ces deux thèses sont les seuls écrits théoriques émanant de ceux qui sont ou qui furent les dirigeants du Cambodge révolutionnaire.

L'analyse que les deux étudiants faisaient de la société cambodgienne montre qu'à leurs yeux la classe populaire, paysans pauvres et "moyens-pauvres", semi prolétariat d'origine rurale, était maintenue dans un état d'exploitation permanente non seulement par l'aristocratie terrienne mais aussi par tous les possédants quel que soit leur niveau social, en raison d'un système qui reposait du haut en bas de la hiérarchie sur la domination permanente des classes inférieures.

Pour Hou Yuon, la propriété en elle-même, dans le système socio-économique cambodgien, est source d'exploitation inéluctable du prolétariat rural (80 % de la population).

Le manque de capitaux, de moyens techniques, de rentabilité de la terre oblige le propriétaire foncier pour s'enrichir ou pour survivre à utiliser d'une manière injuste le travail des classes les moins favorisées; le fait que chacun, ou presque, au Cambodge, possède une parcelle de terre ne change rien à cette domination car les superficies détenues par les paysans pauvres ne leur permettent pas de vivre de leur exploitation; l'usure et le système de remboursement par journées de travail les contraignent à se transformer en ouvriers agricoles quasi permanents, voire dans certains cas, en véritables serfs ou bien les chassent vers les villes où ils constituent un prolétariat misérable et, là encore, exploité.

" Les grands propriétaires fonciers (ceux qui vivent exclusivement des revenus de leurs terres) ne sont pas nombreux au Cambodge (moins de 10 % du nombre total des propriétaires) mais Ieur influence est très grande; par leur situation économique et sociale, ils sont étroitement liés aux gros négociants , aux campadores, aux hautes personnalités de l'Administration; politiquement et socialement ils font partie de la classe féodale, ils briguent les charges publiques et les titres honorifiques. Sous le régime colonial les notables des villages se recrutaient parmi eux.
Les propriétaires fonciers constituent une caste de tyrans; grands propriétaires fonciers, grands usuriers, notables ou administrateurs, ils font beaucoup souffrir les paysans de pressions et d'exactions de toutes sortes (...) ils paient les impôts à la place des contribuables insolvables (...) et de cette façon se constituent une vaste clientèle de débiteurs et d'engagés pour dettes qui remboursent les avances en journées de travail...
" Les paysans riches possèdent du matériel agricole, des capitaux de roulement; même s'ils participent eux-mêmes quelquefois au travail. de la terre ils recourent à la main-d'oeuvre salariée constituée de débiteurs et d'engagés par dettes; (...) historiquement et socialement ils émergent de la masse rurale, mais dès qu'ils en émergent c'est pour s'en séparer et s'orienter vers l'adoption d'un mode d'exploitation capitaliste...
" Les paysans-moyens-aisés se rapprochent de la classe des paysans riches (...) eux aussi recourent, sur une plus petite échelle, à la même main-d'oeuvre.
" Les paysans pauvres englobent 80% de la population rurale, presque tous sont propriétaires d'environ un hectare de terre mais ils ne possèdent ni suffisamment de terre, ni su· samment de capitaux et de matériel agricole pour en vivre; ils sont contraints de louer d'autres champs, le bétail et les instruments agricoles; c'est de cette manière qu'ils tombent dans l'exploitation des propriétaires plus aisés en acquittant le montant de leur fermage ou les intérêts des emprunts en vendant leur force de travail ... (...) S'ils ne peuvent s'acquitter de leurs dettes ils se transforment en semi-prolétariat, paysans sans terre, paysans ruinés par l'exploitation et l'usure, mendiants, vagabonds (.,.) bientôt raflés comme soldats ou contraints de se réfugier en ville, chômeurs, " main-d'oeuvre banale ", portefaix, cyclo-pousse, manoeuvres sous-payés utilisés dans la construction des routes. de chantiers, domestiques, etc. "

Hou Yuon passe ensuite en revue les misères et les souffrances des masses populaires " taillables et corvéables à merci ", exploitées par les riches, les princes, les fonctionnaires de l'impôt, l'administration coloniale...

Ici intervient une notion qui n'est pas neuve dans les analyses marxistes des sociétés coloniales mais qui, chez les révolutionnaires cambodgiens, demeure un élément fondamental : les circuits économiques imposés par la puissance coloniale accroissent considérablement la misère des paysans et réduisent leur niveau de vie malgré l'augmentation constatée de la richesse nationale.

Le revenu global du pays colonisé augmente, le revenu particulier diminue; le système répressif, en effet, oblige le paysan à commercialiser une plus grande part du produit de sa terre sinon sa totalité; autrefois il parvenait à se nourrir de son riz, aujourd'hui il est contraint de le vendre tout ou partie à un prix qui ne lui permet pas d'acquérir l'équivalent en biens de consommation; l'impôt arbitrairement fixé par l'administration le force à travailler de plus en plus mais le profit de son travail lui échappe par le jeu du circuit économique imposé.

Tout cela est évidemment parfaitement connu; les sociétés coloniales devaient rapporter; l'administration coloniale obligeait à produire, écrasait d'impôts, confisquait les récoltes achetées à un prix dérisoire, fixait la quantité d'alcool, de tabac, de sel ou même d'opium que chaque commune était tenue de consommer sous peine de sanctions financières ou de contraintes physiques : " 8 septembre 1934. L'administration a décidé à partir d'aujourd'hui que chaque conscrit devra consommer sept litres d'alcool par an; tout village qui n'aura pas acheté la quantité fixée sera considéré comme se livrant à la contrebande et les notables seront punis; la somme due pour la quantité d'alcool livrée - qu'elle se vende ou non en totalité doit être payée intégralement... "

Ce système conduisait les prêteurs et usuriers (Chinois) à disposer d'un véritable droit de propriété sur les services de ceux qu'ils avaient obligés en leur permettant d'éviter la prison.

Mais dans l'esprit de Hou Yuon, comme dans celui de Khieu Samphan, cette critique de la société coloniale ne s'adresse pas au passé; certes les méthodes ont changé, certes on ne distribue plus de coups de rotin, mais, pot de terre et pot de fer, la société cambodgienne rurale, la seule authentique société Cambodgienne, est trop faible pour résister aux circuits économiques internationaux dont les représentants, Européens ou Chinois, dominent le marché. Il faut, disent les deux étudiants "choisir le développement dans le cadre de l'intégration internationaux pour retrouver la possibilité d'un développement dont la masse tirera profit. "

Khieu Samphan affirme : " Le problème de l'industrialisation du Cambodge apparaît avant tout comme un problème de choix fondamental préalable : développement dans le cadre de l'intégration internationale ou développement autonome (...) choisir le développement dans le cadre de l'intégration internationale c'est accepter de subir le mécanisme par lequel l'artisanat est devenu atrophié, la structure précapitaliste renforcée alors que les activités économiques du pays sont unilatéralement orientées vers la production d'exportation et vers le commerce...
C'est accepter le mécanisme de l'ajustement structural du pays devenu sous-développé aux seuls besoins des économies développées dominantes; un développement autonome est donc objectivement nécessaire...
"

Pour appuyer cette thèse, Khieu Samphan cite en exemple la période de la Deuxième Guerre mondiale pendant laquelle le Cambodge, occupé par le Japon, était enfin soustrait aux circuits économiques internationaux.

" Période d'industrialisation (locale)... due à l'autarcie forcée qui réduit la concurrence étrangère et interrompt l'afflux des capitaux étrangers... ".
Hou Yuan poursuit : " Le Cambodge est riche mais les Cambodgiens sont pauvres; l'émancipation nationale constitue une condition indispensable au développement économique et social de notre pays (...). Transformer l'économie semi-féodale et semicoloniale du Cambodge en économie nationale indépendante et prospère capable de satisfaire les besoins essentiels du peuple et de garantir l'indépendance est la tâche fondamentale qui s'impose au pays... " .
Enfin il conclut dans le même sens que son camarade, en paraphrasant Mao Tsé-Toung : " Le Cambodge doit compter sur ses propres forces. " Mais on sent bien que dans l'esprit des deux Khmers ce principe va plus loin que l'affirmation de l'indépendance et des possibilités d'un peuple longtemps soumis à la domination étrangère; pour eux c'est de l'extérieur que vient tout le mal, c'est l'étranger qui asservit, exploite, réduit les paysans à la misère et détruit les valeurs traditionnelles d'une classe populaire.

Elimination de la propriété foncière qui engendre la servitude, élimination des circuits économiques internationaux qui réduisent à la misère... élimination par voie de conséquence du " Capital commercial national " car au Cambodge tout le commerce du pays se trouve entre les mains de monopoles étrangers, maisons commerciales chinoises dont le siège est à Cholon (au Sud Vietnam) et qui par l'usure contribuent à maintenir le paysan dans son état de dépendance tout en servant de relais aux circuits économiques internationaux.

" Le Chinois est partout dans la vie économique et sociale du pays; il est l'épicier, le détaillant, l'agent ou l'informateur qui pénètre dans le moindre hameau, il est le ramasseur, le colporteur, il est le patron des jonques de la batellerie fluviale qui circule sur toutes les voies d'eau ou des compagnies des transports routiers; ici il lève des taxes sur le marché, là il nourrit les prisonniers, ailleurs il exploite les salines, afferme les pêcheries du grand lac, il se fait adjuger l'exploitation des bacs, des monts de piété, des marchés (..) le coeur de toute cette organisation de commerce et de crédit est Cholon où les gros acheteurs, les usuriers, les exportateurs et les importateurs agissent en liaison étroite dans un enchevêtrement inextricable d'intérêts.
Que devient le paysan isolé et individuel au milieu de cette puissante organisation? On pourrait le comparer à un insecte prisonnier dans une toile d'araignée; de tous côtés il est exploité et opposé, comme producteur et comme consommateur... "

A nouveau tout cela est exact et bien connu mais cette analyse apocalyptique de la situation du paysan cambodgien ne conduit ni Hou Yuon ni Khieu Samphan à tenter de trouver les solutions dans des mesures de contrôle, dans la participation de l'Etat, dans l'union économique des paysans, non, le Cambodge ne peut survivre qu'en se coupant du monde..!

Comment ne pas voir là la formulation moderne du vieux complexe d'infériorité dont souffrent les Cambodgiens depuis la destruction de leur grandeur. Entre le Siam, le Vietnam, la Chine, l'Europe et l'Amérique, la voie cambodgienne c'est l'isolement, le repli, l'érection d'un mur infranchissable à l'abri duquel les Khmers se retrouveront entre eux; le Cambodge part battu d'avance dans la compétition internationale, il est trop faible, trop petit, trop peu peuplé pour affronter ses puissants voisins qui possèdent, eux, la force, le dynamisme, la volonté d'hégémonie. L'autarcie totale seule sauvera le Cambodge! .

Hou Yuon dépasse même cette notion lorsqu'il aborde, en visionnaire, les " solutions " propres à permettre l'épanouissement d'une société ,débarrassée de ses propriétaires, de ses Chinois, de ses relations avec le monde. Ces solutions sont " khmères " car de l'étranger ne peut venir aucune aide, aucun exemple, aucun appui.
" Il existe dans les campagnes cambodgiennes la pratique fréquente de l'entraide mutuelle, les grands travaux des champs, la construction des maisons dans les villages ou tout autre travail qui requiert l'effort commun, y compris la réparation et la construction des pistes, le creusement des puits et des canaux, la construction des digues, donnent lieu à des formes collectives de travail.
Les paysans se rendent compte par leur propre expérience de l'excellence de ce résultat.
{...) il faut avoir participé à ce travail collectif pour se rendre compte de l'enthousiasme et de l'esprit d'émulation qui l'animent du début jusqu'à la fin, de la joie et des chants qui l'accompagnent.."

La voilà qui pointe cette société idéale, cette société enfin purement khmère débarrassée de ses apatrides corrompus, de ses capitalistes exploiteurs; et le paysans délivré des fils qui l'enserrent et le paralysent retrouve son génie et son bonheur dans le travail collectif que les étrangers l'avaient forcé à abandonner pour le cantonner dans une activité individuelle où ils pouvaient mieux le dominer...

" Il convient donc d'encourager et d'organiser ces groupes d'entraide, ces associations pour la production, il faut transformer son caractère saisonnier en caractère permanent... (...) si 1'on place la gestion de l'économie paysanne sur la base collective avec une direction unie on pourra utiliser rationnellement la terre, répartir les diverses cultures, élever la productivité du travail (...) plus les formes d'organisation, d'entraide et de coopération sont avancées plus le mode de production est supérieur et plus abondante est la récolte... "

On voit se dessiner l'image idéale d'un Cambodge libre, maître de son destin, prospère, enthousiaste, grâce à l'action collective du peuple dirigé par des chefs éclairés.

L'âge d'or mêlé au socialisme utopique et à l'expérience des communes populaires...

A ce stade de réflexion Hou Yuon sent bien que la masse rurale peut, peut-être, manifester une certaine réticence à une collectivisation aussi obligatoire qui dépasse d'aussi loin le stade du village et de la moisson... Il n'est pas d'origine paysanne mais il se rend compte de la pesanteur des traditions et de l'égoïsme rural malgré " la joie et les chants " qu'il a entendus lors des travaux communs (travaux auxquels il n'a d'ailleurs jamais participé puisqu'il est d'origine bourgeoise).

" Mais, dit-il, l'enthousiasme naîtra dès que nos paysans auront compris par leur propre expérience qu'ils produisent pour la société, qu'ils améliorent effectivement par leurs efforts dans le travail leur condition de vie et celle de leurs semblables; les uns et les autres unis dans un même effort pour le progrès et le bien-être social... " Et si l'adhésion populaire tarde trop : " il convient de mettre fin aux influences néfastes de l'ancien système d'éducation et d'insuffler un esprit nouveau...
Il existe une jeunesse saine et enthousiaste pour servir le peuple; les jeunes sont naturellement animés du sentiment de la nouveauté, ils sont les pionniers de l'émulation patriotique... "

Quant aux Cadres, finis les techniciens coûteusement formés à l'étranger, imbus de leurs diplômes et d'un savoir inutile; ils ne doivent pas rester dans leurs bureaux et leurs administrations, ils doivent avoir une conscience élevée de leurs tâches et de leur responsabilité en participant à la vie sociale, avec les masses paysannes, en apprenant d'elles, en adoptant des méthodes démocratiques...
" Les cadres, spécialistes et ingénieurs n'ont pas seulement à enseigner aux paysans, à les éduquer; ils ont aussi à apprendre des masses populaires à s'éduquer eux-mêmes à leur contact... "

Comment, en lisant ces lignes de 1955 ne pas y voir les grandes idées directrices de la révolution appliquée par les Khmers rouges?

Isolement politique et économique du pays, élimination totale de la bourgeoisie sino-khmère et des intellectuels formés à l'occidentale, collectivisation absolue, affirmation du bonheur retrouvé dans la paix, l'entraide et l'enthousiasme, socialisme rural et forcé, formation d'une nouvelle génération à l'abri des influences étrangères.

Staline appliquant les théories de Proudhon dans l'esprit de Mao... et dans le cadre du protectionnisme rural du XIX° siècle afin de faire retrouver au Cambodge sa prospérité, son authenticité et sa joie disparues depuis la chute d'Angkor...

" Le Cambodge tout entier est un vaste chantier, affirme Radio Phnom Penh tous les matins, où les masses connaissent enfin le bonheur et la prospérité.. "