L'utopie meurtrière

L'utopie meurtrière

de Pin Yathay, préface de Jean Lacouture, 412 pages


"Aventure" vécue d'un ingénieur cambodgien formé en occident qui réussit à s'évader des griffes des Khmers rouges. Ce gros livre fourmille de détails qui sont parmi les rares témoignages historiques. Mais l'horreur, le désespoir et le courage, restent présents à toutes les pages.
Deux extraits pour aider à mieux comprendre le régime khmer rouge. Lire aussi "l'arrivée des KR à Phnom Penh".


Extrait technique : l'organisation administrative des Khmers rouges.

J'étais arrivé à Leach en novembre 1976. Leach était un village ancien entouré de campements récents. De nombreux citadins vivaient encore avec les anciens. En novembre 1976, les Khmers rouges avaient atteint le stade final de leur organisation politique. Ils avaient mis en place, après de nombreux tâtonnements, un système qui correspondait à leurs véritables intentions. C'était leur organisation définitive .

La coopérative - Sahakâr - était l'unité de base de cette organisation.
Suivant sa taille , une coopérative pouvait comprendre trois ou quatre camps - Karethann.
Le camp était une unité de vie qui rassemblait cinquante à cent logements, avec une cuisine commune.
A l'opposé de cette unité fixe, le camp, il existait le campement, l'unité mobile. Exceptionnellement, certaines coopératives comprenaient sept camps.
Leach était divisé en trois coopératives. Ensemble, les coopératives constituaient le khum, c'est-à-dire le village.
Dans le village, il y avait aussi le peanich qui possédait un magasin où l'on entreposait les vivres. C'était l'organisme de ramassage et de distribution de la nourriture. Le Peanich assurait la répartition des produits dont nous disposions ou, plutôt, dont les Khmers rouges et les anciens disposaient.

La population de chaque camp était affectée à la culture du riz . Toutes les forces vives du village étaient consacrées à la production du riz. On avait oublié les premières mobilisations massives autour des digues, des barrages et des canaux. Tout tournait désormais autour de la production du riz. L'organisme de ramassage et de distribution recueillait le riz que l'Angkar lui donnait et que nous récoltions afin de le distribuer à chaque coopérative qui le répartissait dans les camps selon le nombre exact de la population. La coopérative comptabilisait tout. Même les rations réduites destinées aux enfants et aux vieillards... Les quantités de riz allouées aux habitants des camps variaient selon les catégories de travailleurs à nourrir. Le peuple ancien était mieux nourri que le peuple nouveau. Il y avait deux hôpitaux à Leach. L'hôpital de district et l'hôpital de village. Le second était surtout un mouroir et on aurait dû l'appeler hospice. L'hôpital du district recevait, comme son nom l'indique, tous les malades graves de la région.
Le district - Srok ou Damban dans notre nouveau langage se composait de plusieurs villages. Les Khmers rouges avaient établi l'hôpital de district à Leach. La réunion de plusieurs districts formait la province Khet. Au dessus de la province, la région -Phoum Pheak - était la dernière unité administrative avant l'Etat. La région était également composée de plusieurs provinces. La région du Nord-ouest - Phoum Pheak Peayâb - dont faisait partie Pursat, comptait quatre provinces.

Nous étions très éloignés de ces structures étatiques abstraites. Nous connaissions trois choses : l'unité de vie, le camp; l'unité de base, la coopérative; l'unité de l'administration, le village. Les deux autres organisations auxquelles nous n'avions pas accès étaient l'organisation centrale de santé, dont relevaient les hôpitaux, et le camp militaire. Nous n'avions pas l'habitude de voir des militaires - Yothear. Ils restaient aux alentours de Leach et n'entraient jamais en contact avec la population. Pendant que nous préparions notre évasion du Cambodge, nous tentions toujours de situer leur camp afin de les éviter. Même les soldats qui n'habitaient pas strictement le camp militaire se tenaient toujours à l'extérieur du village. Ils pouvaient ainsi discrètement nous surveiller et intercepter les fugitifs. Le comité de village - Kanak Khum -, à Leach, était composé de trois membres : le président ou chef du village, le vice-président et le secrétaire. Cette trinité dirigeante se reproduisait à tous les échelons de l'organisation, dans le camp, dans la coopérative, dans le village et dans le district. Le service de transport était un service annexe du Peanich avec le magasin . Le chef de village assurait l'organisation et coiffait, dans son secteur, toutes les activités. Il était entouré des chlops, les flics de la sécurité, et des militaires. Dans chaque coopérative, il y avait un ou deux chlops armés. C'était tout. Jamais plus.

Je ne sais pas exactement comment les différents leviers de l'autorité, chefs de villages, chefs de districts, etc., recevaient leurs ordres. Je n'ai jamais assisté à une cérémonie analogue mais les Khmers rouges, de temps à autre, évoquaient les grandes réunions régionales au cours desquelles leurs missions étaient précisées.
L'Angkar convoquait dans ces réunions tous les chefs de province. Munis des ordres nouveaux, les chefs de province répercutaient les décisions de l'Angkar auprès des chefs de districts. En fin de course, le district réunissait les chefs de villages qui, ensuite, déléguaient leurs ordres aux chefs de coopératives, puis ceux-ci aux chefs de camps. Ainsi, les ordres descendaient, par l'intermédiaire de nombreux Khmers rouges, du gouvernement central à l'unité d'administration de base, le village.

L'application des ordres dépendait de la compréhension et de l'interprétation de chaque chef khmer rouge. Le comportement du chef de village était tributaire de son degré d'instruction et de la capacité de sa mémoire à enregistrer les ordres. En général, rien n'était écrit. Les Khmers rouges évitaient d'écrire leurs ordres.
Le gouvernement central ne publiait qu'un journal mensuel et sa parution était irrégulière. La radio de Phnom Penh constituait la principale source d'information. Le journal ne passait pas entre toutes les mains. Il était réservé au chef de camp. Quelquefois, j'apercevais un Khmer rouge lisant le journal. C'était rare. La plupart des Khmers rouges ne savaient pas lire. Les journaux n'étaient pas accessibles au peuple nouveau. Ils étaient probablement destinés aux anciens et aux Khmers rouges. Il en allait de même pour la radio. Certains chefs de camps avaient leurs propres radios. Ils pouvaient l'écouter. D'autres n'en possédaient pas ou, lorsqu'ils en possédaient une, ils ne l'écoutaient que sur le lieu de travail pour que tout le monde en profite.

Cette diffusion limitée de la maigre information que l'Angkar distillait prouve combien l'application des ordres et du règlement était variable. Une seule chose était certaine : la division des rôles dans l'unité de l'administration, le village. D'un côté, il y avait l'unité civile : les camps, le Peanîch avec le magasin, l'hôpital, et, de l'autre, l'unité de sécurité : les chlops et les militaires, Tous les villages étaient ainsi organisés.

Dans les coopératives, la gestion du travail et de la main d'oeuvre était conçu en fonction d'un seul objectif : la production du riz. Le riz devenait la préoccupation économique de toute la population. Chaque phase de travail, dans la production du riz, fait l'objet d'une attention particulière et nécessitait la création d'une équipe spécialisée. Aucun stade de la production n'était négligé : les canaux, les digues, les labours, les fertilisants, le repiquage, le ratissage et l'irrigation.

Les Khmers rouges avaient réparti les tâches avec une grande vigilance. L'équipe du canal entretenait les canaux et ouvrait les vannes; l'équipe chargée de l'irrigation régularisait la distribution de l'eau; l'équipe des fertilisants produisait les engrais et les épandait; l'équipe de repiquage, au moment de la moisson, se reconvertissait en équipe de moisson. A côté de ces équipes spécialisées, d'autres équipes se chargeaient des travaux annexes tels que la construction des paillotes. Ces équipes de construction démolissaient parfois de vastes maisons anciennes pour rebâtir, ailleurs, des bungalows destinés à l'usage collectif. L'équipe de construction était divisée en deux groupes : il y avait ceux qui construisaient et ceux qui coupaient du bois. Il y avait aussi une équipe de débroussaillement et de défrichage.

La manie de la spécialisation envahissait toutes les activités du village. Il est vrai que le travail ne manquait pas : il fallait augmenter la superficie des cultures et défricher à tout prix pour nourrir tout le monde. Les jeunes gens et les jeunes filles formaient les équipes mobiles - Kâng Chalat - responsables de la réalisation des canaux et des digues. Comme nous étions mariés et que nous avions des enfants, on nous appelait l'équipe des vieux. Les vieillards, les vrais, ne pouvaient pas travailler. Ils gardaient les enfants. La vieillesse était beaucoup plus une question d'aspect physique que d'âge, en réalité.

A quarante ans, les hommes affaiblis par la disette et la maladie avaient l'air usé. De toutes les façons, les hommes mariés étaient affectés à l'équipe des vieux quel que fût leur âge...
Là aussi, les Khmers rouges exerçaient leur manie de classer les gens. Les vieilles femmes gardaient les enfants et les vieillards fabriquaient des nattes, tressaient des paniers avec du bambou. L'équipe de construction pouvait fournir également des bambous pour ces vieillards employés aux travaux manuels. Enfin, les anciens supervisaient l'équipe de cuisine, la plus convoitée. L'équipe de pêche dépendait du service alimentaire. Elle approvisionnait la cuisine en poissons. Les jeunes gens malades et les femmes plantaient des légumes dans les potagers du camp. Nous étions, à Leach, réellement soumis au régime communautaire. Nous ne pouvions même plus tricher et élever, en cachette, des poulets ou des canards. Bien sûr, chacun pouvait, s'il désirait ensuite les remettre à la communauté, élever des animaux. Mais on n'en tirait aucun bénéfice, même pas celui de manger l'animal qu'on avait nourri et soigné. Personne, bénévolement, ne voulait élever des animaux ou planter des légumes pour la communauté.


Extrait 2 : extrait de la conclusion.


Les occidentaux - je veux parler des États - Unis n'ont même pas levé le petit doigt pour prendre notre défense quand il était encore temps. Les Droits de l'homme étaient systématiquement bafoués, même les droits élémentaires à la survie, mais il valait mieux laisser mourir les gens et ne pas avoir d'histoires. Cela relevait des affaires intérieures cambodgiennes ». On s'en lavait les mains dans les chancelleries. Les gouvernements occidentaux condamnaient Pol Pot pour le principe mais ils n'agissaient pas. En fin de compte, les Khmers rouges avaient créé les conditions de leur propre faillite.

Prisonniers de leur propre système, envoûtés par le vertige de la terreur, les Khmers rouges ne pouvaient plus relâcher leur discipline de fer. Pour prévenir les rébellions, ils devaient sanctionner par la peine capitale les moindres fautes et, même, dépister les mauvaises intentions.

Paranoïaques, les dirigeants khmers rouges voyaient des ennemis partout. Ils avaient raison de se méfier. Car, en détruisant, les Thmils mécréants avaient créé quelque chose qui allait aussi les détruire : la haine.'

Les Cambodgiens survivants, qui avaient vu souffrir et mourir leurs parents, leurs enfants, n'avaient que de l'aversion pour les Khmers rouges. Ils n'attendaient qu'une occasion pour s'enfuir ou se révolter. C'était leur seul instinct de survie qui les conduisait à se soulever contre les Khmers rouges.

Les Khmers rouges, après trois années de terreur absolue, semblaient s'en rendre compte. Mais c'était trop tard. Les crimes étaient accomplis. Les Khmers rouges ne pouvaient plus faire marche arrière. Ils n'avaient qu'une issue, dans leur hystérie égalitaire : la fuite en avant.
Tuer plus. Toujours tuer. La meilleure façon pour eux de s'en sortir, c'était d'abattre le plus possible de survivants du peuple nouveau. Ils constituaient des ennemis potentiels et un danger permanent pour leur règne. Les Khmers rouges avaient résolu le problème en les éliminant...

Dans les rangs des Khmers rouges, l'organisation était tellement bien rodée que chacun était entraîné dans le tourbillon implacable du radicalisme. Chacun se sentait observé, contrôlé par ses camarades. Il était contraint de s'endurcir, de rivaliser, dans ses actes d'inhumanité. La délation venait en tête de ses devoirs révolutionnaires. Il devait observer ses camarades et dénoncer les traîtres, les timorés. Les Khmers rouges sentimentaux, indulgents, étaient impitoyablement écartés et écrasés. Les soldats les plus féroces étaient cités en exemple.

L'amour, l'amitié, la pitié et la compassion, tous les sentiments exaltés par Bouddha, étaient bannis. C'était l'ère des ténèbres où toutes les valeurs morales étaient renversées. Plus la répression khmère rouge était dure, plus notre réaction de défense et de défiance était forte. Sans la pression totalitaire - le cloisonnement, les travaux forcés, la famine, les exécutions - tout aurait sauté. L'écart, de mois en mois, s'élargissait entre les anciens et les nouveaux. La minorité khmère rouge, grisée par le pouvoir, s'enfermait dans l'autoritarisme brutal. Les nouveaux, c'est-à-dire la majorité de la population, étaient réduits en esclavage. Nous étions les serfs des Khmers rouges.

Au sommet de la hiérarchie, les chefs suprêmes - tels que Pol Pot, Ieng Sary, Khieu Samphân, Son Sen, Khieu Thirith, Khieu Ponnary étaient tous des intellectuels formés au Cambodge ou en France. Le nombre de leurs compatriotes qu'ils avaient fait périr était tellement élevé qu'ils ne pouvaient plus reculer, renier leurs crimes.
Coûte que coûte, ils devaient conserver le pouvoir pour sauver leur peau. D'où les purges successives pour éliminer leurs camarades contestataires ou leurs concurrents potentiels. Intellectuels eux-mêmes, ces dirigeants étaient la cible d'éventuelles critiques de la part de leurs subordonnés auxquels ils enseignaient la méfiance à l'égard des intellectuels.

Pol Pot et son clan avaient désigné les intellectuels comme des contre- révolutionnaires dangereux, coupables de penchants individualistes et de complexes de supériorité. Les dirigeants de l'Angkar craignaient d'être pris en défaut par leurs collaborateurs en majorité illettrés. Aussi, ils redoublaient de zèle dans l'horreur et la cruauté.

Plus de 1700 de mes compatriotes, qui avaient fait leurs études ou leur stage à l'étranger, avaient choisi de rentrer au pays, la majorité en 1976, environ un an après la fin de la guerre. Trompés par la propagande des Khmers rouges et une certaine presse des pays occidentaux, ils pensaient, avec leur savoir intellectuel, pouvoir être utile à la reconstruction du « Kampuchéa Démocratique ». Presque quatre-vingt-dix pour cent, soit environ 1500 d'entre eux, n'avaient pas survécu aux « purifications » de l'Angkar. Ils avaient payé de leur vie et d'une façon atroce cette erreur de jugement. Du simple soldat -au chef suprême, tous les Khmers rouges étaient pris à leur propre piège. Il n'y avait pas d'issue à cette frénésie de meurtres et de tortures. Cette fatalité était inscrite dans les principes fondamentaux de l'Angkar : « La roue de la révolution n'a aucune pitié.
Elle écrase tous ceux ou toutes celles qui se mettent en travers de son chemin. » La roue était devenue incontrôlable. Même ceux qui l'avaient lancée ne pouvaient la retenir.
Combien de vies ont été écrasées impitoyablement par la roue de cette révolution ? Les estimations varient entre deux et trois millions de morts sur une population totale de sept millions et demi. Quant à moi, j'estime qu'au moins un tiers de la population cambodgienne avait passé au trépas. En tenant compte des dernières purges sanglantes, même parmi les anciens, les chiffres proches de trois millions de morts au total, restent, d'après moi, les plus plausibles. Seul un recensement objectif pourra révéler un jour l'ampleur réelle de cet auto-génocide.

En janvier 1979, les Vietnamiens ont cueilli le Cambodge comme un fruit mûr. Les Khmers rouges avaient fait leur jeu. Bravo ! C'est la première fois qu'un peuple est « libéré » d'une tyrannie communiste par un autre régime communiste. Le peuple cambodgien-, en dépit de la méfiance que lui inspiraient ses ennemis héréditaires, a éprouvé un vrai soulagement lorsque les troupes de Hanoï ont chassé Pol Pot et son ignoble Angkar du pouvoir. L'épreuve de la dictature des Khmers rouges a été la plus douloureuse que nous ayons jamais subie. Depuis lors, un Khmer rouge dissident, Heng Samrin, a dirigé le Cambodge sous la protection des communistes vietnamiens. En juin 1982, contre ces deux éléments, une coalition a été formée. Elle comprend les Khmers rouges.......................