Didier BERTRAND, Docteur en psychologie interculturelle, Ethnopsychologue
Centre d'Anthropologie Chine du Sud et Péninsule Indochinoise,
CACSPI, CNRS, PARIS
Centre des Equipes de Recherche en Psycho-Pathologie interculturelle,
CERPP, Université de TOULOUSE le Mirail.
Présentation générale
Les pratiques thérapeutiques des bonzes sont bien connues au Cambodge tant en milieu rural que urbain et semblent faire l'objet d'un relatif consensus même de la part des médecins qui leurs reconnaissent certaines vertus thérapeutiques. Les bonzes guérisseurs sont sollicités par nombre de personnes souffrantes et s'insèrent véritablement dans les parcours de recherche d'aide ou de soins. Certaines pagodes sont transformées en hôpital-hospice et hébergent ainsi plusieurs dizaines de malades qui ne sont pas toujours des indigents. D'autres sont quotidiennement visitées par de nombreux fidèles qui viennent y chercher réconfort, purification, force, écoute et conseils....
1/ Introduction
Les bonzes de par la spiritualité qui intègre toute
la complexité de la réalité sociale khmère
sont des vecteurs essentiels de la vie culturelle.
Ils participent au "dispositif de santé" au sens
large car ils apportent des réponses, non seulement aux
troubles physiques et psychiques, mais aussi à des problèmes
plus pragmatiques et à de nombreuses aspirations, matérielles
sociales, spirituelles du citoyen. Avec les "krous khmer"
ou médecins traditionnels, présents dans tous les
villages, ils représentent souvent le premier recours thérapeutique.
Ils véhiculent des croyances et des pratiques rituelles
issues la cosmogonie traditionnelle. Selon leur spécialisation,
ils emploient :
- des remèdes naturels anciens (tnam boran),
- différentes pratiques thérapeutiques (bénédictions,
rubéfactions, fumigations, scarifications, bains de vapeur...),
- des rites à caractère religieux ou magique.
Certains krous ou bonzes sont spécialisés dans des
diagnostics telles les fractures, la folie, la possession par
des esprits malfaisants... Ils peuvent aussi intervenir à
plusieurs avec le même malade, pour lire la maladie, préparer
les remèdes, et utiliser différentes thérapies
ou cérémonies (dans de nombreuses pagodes les bonzes
guérissent en coordination avec un krou khmer laïc
qui pratique certaines opérations que les bonzes, de par
leur statut, ne peuvent pas exercer telles masser une femme)
.- Autres intervenants en matière de santé, les médiums appellent des esprits (boramei) qui les possèdent et avec lesquels ils opèrent des tractations pour délivrer les malades des causes de leurs souffrances. Certains bonzes, rares il est vrai, pratiquent la possession de manière discrète et plus ou moins démonstrative.
2/ Les pratiques thérapeutiques des bonzes
Le Bouddhisme, qui a intégré un entrelacs de rites
magico-religieux et de croyances plus anciennes, opère
un syncrétisme complexe. Les bonzes pratiquent des rites
qui relèvent aussi de techniques de manipulation des forces
surnaturelles, avec lesquelles le bouddhisme populaire s'accommode
bien, mais leur outil premier, ce sont les écritures sacrées
en pâli, qui, incomprises de la majorité de la population,
sont investies d'un pouvoir incomparable.
Les bains d'eau lustrale (sroy tuk), les bénédictions
collectives (proh), le souffle (splom) sont toujours accompagnés
des paroles sacrées que certains bonzes inscrivent sur
la peau des malades à l'aide de baguettes d'encens ou de
dents d'animaux sauvages. De même, ces signes sont encore
écrits sur les talismans (youan , sc yantra) pièces
de tissus aux inscriptions magiques ou sur les kathas plaquettes
de métal portées roulées sur un cordon autour
de la taille (ksé katha), ou sur les feuilles de banian,
ficus reliogiosa, (daeum pho) qui trempent dans l'eau que l'on
donnera à boire aux malades.
Nombre de maladies naissent d'un déséquilibre entre
les éléments fondamentaux ou le chaud et le froid,
et appellent donc à des traitements par la riche médecine
traditionnelle (d'origine ayurvédique) consignée
dans de rares recueils (kampei) en feuilles de palmier; certains
bonzes sont de véritables experts en matière de
pharmacopée traditionnelle.
Mais, toutes les maladies ne sont pas dues à un dérèglement
de l'organisme, on distingue en outre: celles dues à des
fautes commises envers les ancêtres ou envers les génies
locaux (neak ta), celles dûes aux esprits (khmoï, priay,
asorokay...) ou aux sorciers (dhmop, ap), qui appellent à
d'autres traitements censés chasser les fantômes,
délivrer des dangers (romdo kroua) et de mauvais sorts,
élever l'énergie vitale (laen rieisey).
Certains bonzes s'arment d'une tige ligneuse de palmier pour frapper
ces mauvais esprits et les obliger à quitter le corps du
malade, ou "les brûlent" avec des baguettes d'encens
ou des bougies, d'autres se refusent à employer toute violence
et préfèrent négocier avec des offrandes
transmises aux êtres de l'au-delà pour les amadouer.
Par ailleurs, les bonzes fournissent une écoute, un support
psychologique qui permet de parler, des explications, et des éléments
de compréhension importants et enfin des conseils. Ils
reconnaissent et reformulent les problèmes avec un diagnostic
précis qui a une signification pour le malade. Les bonzes
ont des enseignements qui aident les fidèles à gérer
les difficultés de l'existence. Amenés à
traiter toutes sortes de situations ou de conflits (conjugaux,
héritages, terres, voisinage, jalousie amoureuse), le plus
souvent en relation immédiate avec les symptômes
psychosomatiques avancés, ils proposent au malade une possibilité
de vivre et de maîtriser son problème ainsi qu'une
amélioration des relations avec son environnement.
Des communautés de malades peuvent se tisser et se reconstituer
autour de certaines pagodes, cela permet à l'individu de
retrouver sens et repères. L'inscription dans la communauté
thérapeutique signe l'entrée dans un mode de vie
différent, de nouvelles règles, de nouveaux liens
et façons de se comporter mais aussi les malades sont mieux
pris en charge et entourés.
L'action du bonze a trois fonctions : psychologique, sociale,
préventive, aux niveaux mental, social, et corporel.
La thérapie qui répond avant tout à la question
de la signification et de l'origine du trouble, du mal ou du malheur
procède par des mécanismes d'inversion, de réparation
et de rétablissement d'alliances auxquels sont associés
des traitements à base de médicaments. Toutefois
les pratiques dites traditionnelles ne sont pas étanches,
elles évoluent et empruntent aussi au système biomédical
comme cela se traduit à la fois dans les discours d'explication
de la maladie et l'emprunt plus ou moins déguisé
de médicaments occidentaux.
En matière de santé mentale et de troubles psychiatriques,
en particulier, certains bonzes qui ont acquis une réputation
en matière de soins de troubles graves de la personnalité
et du comportement, n'hésitent pas à utiliser des
neuroleptiques et tranquillisants qu'ils mêlent à
l'eau bénite, ce qui, à notre sens, pose question.
3/ La formation des bonzes guérisseurs
Nous pouvons repérer différents types de formations
selon les spécialités exercées par les bonzes
qui, pour expliquer leur pouvoir de guérison font référence
à la prière, la théorie de Bouddha, la bonne
conduite, la vertu, la méditation et la connaissance des
plantes et de leurs usages en privilégiant tel ou tel aspect.
Ceux qui ont recours à la pharmacopée traditionnelle
ont le plus souvent suivi un enseignement classique auprès
d'un médecin traditionnel qui leur a transmis les secrets
des plantes.
Certains bonzes ont eu une expérience mystique que ce soit
en tant que moine ermite sur des montagnes isolées, ou,
lors de la pratique de la méditation qui leur permet d'avoir
une vision claire.
Pour de nombreux bonzes que nous avons rencontrés, le pouvoir
de guérison a été révélé
par un krou ou un être de l'au-delà qui continue
à les soutenir. Tel ce bonze qui se dit en connexion avec
le boramei (puissance protectrice) de la pagode de Vihear Sour
lorsqu'il doit guérir; pour un autre c'est le pouvoir de
l'ancien chef de la pagode, de nos jours décédé,
qui s'est signalé à lui lors d'une longue maladie.
Cette relation avec un monde d'esprits étrangers en principe
au bouddhisme reste fréquente, un bonze explique: "Quelque
chose me pénètre (bain) et m'aide, il pique à
mon flanc et je lève mon bras pour frapper les fous et
me permet de les vaincre"
Certains qui se considèrent comme des élus, s'honorent
d'une puissance (boramei), qu'ils disent originaire de Bouddha
même et leur permet de guérir en vertu de leur bonne
conduite, de leur respect des codes et de la pratique de la prière.
D'autres reconnaissent plus humblement qu'ils ne font qu'utiliser
la parole de Bouddha, ou qu'ils font appel à sa puissance
pour chasser les mauvais esprits, qu'ils utilisent les textes
et les caractéristiques des lettres et des éléments
consignés dans les kampi et katha (faisant référence
à certains textes précis dont nous n'entamerons
pas l'analyse ici ).
Le soutien psychologique lui est essentiellement sourcé dans les écritures sacrées, la théorie de Bouddha (thoa, sc dhamma) qui est une source de sagesse pour la vie.
4/ Intérêt des bonzes guérisseurs dans un système de soins
Les réactions et la symptomatologie ont un sens par rapport
à chaque culture qui définit des conceptions différentes
de la personne. Le malade va rechercher l'aide de "techniciens"
jugés compétents, pour coopérer avec eux
et trouver des réponses à des questions précises.
Les bonzes proposent une théorie causale du problème
qui s'inscrit dans une vision du monde partagée. Opérant
un véritable travail d'autorégulation, les bonzes,
réinvestis dans leurs fonctions de guides spirituels, d'éducateurs
et de conseillers, peuvent exercer une grande influence sur leurs
fidèles. Certains dont la renommée a dépassé
les frontières du royaume sont maintenant invités
pour des tournées thérapeutiques à l'étranger,
par exemple en France, où les pagodes cambodgiennes n'autorisent
pas les bonzes locaux à exercer de la sorte. De même,
des khmers de l'étranger reviennent se faire soigner au
pays après des parcours médicaux et hospitaliers
impressionnants qui n'ont pas su remédier à leurs
troubles.
En particulier, après des années de guerre et de
souffrances diverses qui ne sont pas sans affecter le psychisme,
Maurice Eisenbruch souligne le rôle important des guérisseurs
traditionnels qui accompagnent le deuil culturel (cultural bereavment),
mieux que ne pourraient le faire les psychiatres qui ont aussitôt
recours à une artillerie lourde de produits psychotropes.
Les symptômes qui témoignent du traumatisme doivent
être compris comme une tentative de sortir de l'isolement,
de terreurs intimes, de communiquer, ils appellent alors à
une lecture culturellement sensible qui n'est pas forcément
celle des standards de diagnostic internationaux. Le problème
interculturel qui se pose est celui de la conceptualisation des
plaintes et de l'attitude que le soignant développe à
leur égard. Différents patients rencontrés
dans les pagodes nous ont raconté l'incompréhension
et la négation de leurs troubles que l'on opérait
lorsqu'ils se présentait chez un psychiatre. Tel ce vieil
homme réfugié dans une pagode et harcelé
par des démons dès qu'il en passait le seuil qui,
après avoir fait l'effort d'aller à la consultation
de psychiatrie s'est vu dénier non seulement son ressenti
physique (un feu qui lui brûlait tout l'intérieur
du corps) mais encore ses représentations.
Les pratiques des bonzes répondent aux représentations
des fidèles et aux lacunes du système national de
soins, en particulier, sans se vanter de pouvoir guérir
un mal que chacun sait pour le moment invincible, certains bonzes
et nonnes (diachi) essaient maintenant d'accueillir les plus démunis
face au Sida et aux phénomènes de rejet qu'ils rencontrent.
Au Cambodge, nous trouvons donc des pratiques diverses qui témoignent de l'établissement d'un modus vivendi entre différentes formes de thérapies constituant un système global d'approche de l'événement maladie. L'on peut parler véritablement de thérapies alternées avec une constante qui est celle de l'accompagnement du groupe familial qui participe activement aux choix thérapeutiques (ainsi que le voisinage et les relations). De par leur rôle social, éducatif, sanitaire, les bonzes, contribuent de fait au développement de la personne dans la communauté et en ce sens au développement intégré du pays dont la santé est un élément essentiel.
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