L' "entrée dans l'ombre" (tchol meulap)

Etude de Jérôme Rouer, déc 1996. Source : Le Figuier à cinq branches, de François Bizot.


A l'arrivée de leurs premières règles, les jeunes khmères doivent (devaient) faire une retraite, le tchol meulap ou l'" entrée dans l'ombre ".

Tcheou Ta Kouan dit, en 1295 :

" Entre sept et neuf ans pour les filles de maisons riches et seulement onze ans pour les très pauvres, on charge un prêtre bouddhiste ou taoïste de les déflorer. C'est ce qu'on appelle tchen-t'an. Chaque année, les autorités choisissent un jour dans le mois qui correspond à la quatrième lune chinoise et le font savoir dans tout le pays. Au jour dit, quand la nuit tombe, le moment du tchert-t'an est venu. Un mois avant la date fixée, ou quinze jours, ou dix jours, le père et la mère choisissent un prêtre bouddhiste ou taoïste, suivant le lieu où ils habitent. Un bonze ne peut, en effet, approcher qu'une fille par an. Cette nuit là on organise un grand banquet avec musique... .
Le soir venu, avec palanquins, parasols et musique, on va chercher le prêtre et on le ramène. Avec des soieries de diverses couleurs, on construit deux pavillons ; dans l'un on fait asseoir la jeune fille; dans l'autre s'assied le prêtre. On ne peut saisir ce que leurs bouches se disent ; le bruit de la musique est assourdissant et cette soirée-là il n'est pas défendu de troubler la nuit. J'ai entendu dire que, le moment venu, le prêtre entre dans l'appartement de la jeune fille ".


Origines de cette coutume : la secte des Ari, les moines-boxeurs

A partir du XI° le mystérieux culte des Ari se dispute le rang de religion officielle en Haute-Birmanie avec le Bouddhisme Theravada.
Les Ari étaient des nobles. Ils portaient des vêtements bleu-indigo, gardaient les cheveux longs, vivaient dans des monastères et prêchaient, entre autres le culte du Naga et des cinq M (traduit du sanscrit cela donne : alcool, viande, poisson, geste mystique des mains et relations sexuelles) et le bouddhisme tantrique.
Au XVI°, en Birmanie, ils seront appelés " moines-boxeurs " : particulièrement sportifs et paillards, ces moines vivaient une vie peu monacale : alcool, filles, alchimie, médecine magique, vente d'amulettes et recettes magiques, maniement des armes étaient leur lot quotidien.
Ils disparaissent au début du XIX°.

Un de leurs principes disait que les jeunes filles à marier devaient au préalable être livrées à ses prêtres sous peine d'encourir un grand démérite.

Cette coutume du jus primae noctis incombant au moine est mentionnée à plusieurs reprises parmi les peuples bouddhistes de l'Asie Sud-orientale.
- A propos de son passage au Siam en 1413, le chinois Ma Houan relate que la future mariée est d'abord déflorée par un bonze et que c'est seulement après cette cérémonie que la jeune fille, accompagnée du bonze et des parents, rejoint son époux pour le banquet de noce.
- Le San ts'ai t'ou hoei, composé à la fin du XVIe siècle, nous apprend qu'au Cambodge cette cérémonie consiste à inviter un bonze pour réciter des textes sacrés et en même temps déflorer avec le doigt la jeune fille nubile avant son mariage.
- Un manuscrit du fonds birman, le Ari chin yaung do djaung, affirme que tous les gens du royaume sans exception aucune, sous peine de commettre un crime grave, doivent offrir la virginité de leur femme aux Ari avant de célébrer leur mariage.
Au début du XX° siècle encore, les bouddhistes shan de Haute-Birmanie pratiquaient toujours la cérémonie du " breast-offering " qui prenait place à la fin de la réclusion de la saison des pluies et consistait à offrir à chaque religieux une jeune fille de la localité.

Cet ancien rituel ne relève pas des rites du mariage proprement dit mais d'un rituel prénuptial confié aux ministres du culte et conservé jusqu'à nos jours dans la tradition khmère par la cérémonie de l'"entrée dans l'ombre".
En effet, ce jus primae noctis des récits chinois n'est pas à rapprocher des pratiques érotiques ayant eu cours dans certaines sectes tantriques de l'Inde. Bien qu'elles choquent la morale de l'occident moderne, de telles cérémonies sont exemptes d'aucune licence et ne constituent nullement un privilège sexuel comparable par exemple au droit de cuissage. Au contraire, leur description montre sans ambiguïté qu'il s'agit de véritables cérémonies rituelles qui se définissent en quatre points :
1/ elles s'adressent, comme tous les rites de la puberté, à l'ensemble des individus de la communauté;
2/ elles précèdent le mariage;
3/ elles sont exécutées par des religieux;
4/ elles possèdent la marque des rites propitiatoires du bouddhisme.

Or, le sens ésotérique de la cérémonie de l'"entrée dans l'ombre" (tchol meulap) restitue des valeurs qui permettent de légitimer ces anciennes coutumes, voire, de jeter un pont entre les croyances du Cambodge moderne et les usages du bouddhisme d'Angkor.

Description et sens de la cérémonie

Dès l'apparition des premières menstrues, la fillette prend place à l'intérieur d'une pièce ménagée pour elle et garnie des objets du culte. Les bonzes sont invités pour l'occasion. La jeune fille fait alors le voeu de respecter les dix moralités. Elle est ensuite initiée aux principes religieux par un Guru qui peut être un achar ou un bonze. Pendant sa retraite qui va généralement durer trois mois, elle sera astreinte à une diète spéciale (baï bouh) comparable à celle observée par les adeptes de la méditation.

Le sens particulier de cette cérémonie ne peut être valablement saisi, dans toute son ampleur, sans une interprétation globale des valeurs qui constituent l'univers des Cambodgiens. Disons simplement pour l'instant que le tchol meulap (l'entrée dans l'ombre) est à la jeune fille ce que le tchol vassä (l'entrée dans la retraite de la saison des pluies) est au garçon. la retraite de la fille a pour but de faire éclore en son sein le " Tray " mystique, c'est-à-dire le " Dhammatray " indispensable à l'enfantement en harmonie avec la tradition .

A sa sortie de l'ombre, elle prendra un mari et les "Enfants de l'Esprit" pourront venir chercher le "Globe de cristal" dans la matrice maternelle. Parallèlement, après son temps de réclusion et d'initiation, le bhikkhu recevra solennellement le kathin dans le vihäta, autrement dit, le "Tray" (les vêtements) à l'intérieur de la matrice (le sanctuaire), et cela afin de mener à terme sa gestation sacrée.