Mémoires sur les coutumes du Cambodge

Première partie du texte intégral de Tchéou-Ta-Kouan
Traduction de Paul Pelliot, édition de 1951, Librairie d'Amérique et d'Orient.

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L'agriculture, les accouchements, Angkor Thom, l' armée, le commerce, les esclaves, les fêtes, la flore, les fonctionnaires, les habitants, les habitations, l' hygiéne, les jeunes filles (défloration), la justice, le langage et écriture, les religions, les rites mortuaires, la santé, les vêtements, les ustensiles.


Note de Cambodge-Contact :
Cet ouvrage contient aussi de très nombreux commentaires et explications (100 pages) de Paul Pelliot.
Ecrit vers 1300 (Tcheou était au Cambodge en 1296), l'ouvrage original a été perdu mais il avait éte partiellement recopié dans des annales chinoises de 1380 qui existent encore. Une grande partie du texte originel est donc perdue à jamais.


Traduction de Paul Pelliot

Le Tchen-la est aussi appelé Tchan-la. Le nom indigène est Kan-po Tche. La dynastie actuelle, se basant sur les livres religieux tibétains, appelle ce pays kan-p'ou-tche( (Kamboja), ce qui est phonétiquement proche de Kan-po-tche.
En s'embarquant à Wen-Tcheou( au Tchö-kiang), et en allant Sud Sud-Ouest, on passe les ports des préfectures du Fou-kien, du Kouang-tong et d'outre-mer, on franchi la mer des Sept-Iles (Ts'i-tcheou, Iles Taya), on traverse la mer d'Annam, et on arrive au Champa ( à sin-tcheou, Quinon). Puis, du Champa , par bon vent, en quinze jours environ, on arrive à Tchen-p'ou (région Cap Saint-Jacques ou Baria) : c'est la frontière du Cambodge.
Puis, de Tchen-p'ou, en se dirigeant Sud-ouest-1/6 Ouest, on franchit la mer de K'ouen-louen (= de Poulo-Condor) et on entre dans les bouches. De ces bouches il y en a plusieurs dizaines, mais on ne peut pénétrer que par la quatrième: toutes les autres sont encombrées de bancs de sable que ne peuvent franchir les gros navires. Mais, de quelque côté qu'on regarde, ce ne sont que longs rotins, vieux arbres, sables jaunes, roseaux blancs ; au premier coup d'oeil il n'est pas facile de s'y reconnaître; aussi les marins considèrent-ils comme délicate la découverte même de la bouche.
De l'embouchure, par courant favorable, on gagne au Nord, en quinze jours environ, un pays appelé Tch'a-nan,(Kômpon Chnan), qui est une des provinces du Cambodge. Puis à Tché-nan on transborde sur un bateau plus petit et , en un peu plus de dix jours, par courant favorable, en passant par le village de la mi-route et le Village du Bouddha (probablement Pôsat) et en traversant la Mer d'eau douce, on peut atteindre un lieu appelé Kan-p'ang (=kômpon, <Quai>, ) à cinquante stades de la ville murée.
Selon la Description des Barbares (le Tchou-fan tche, paru en 1225), Le royaume a 7000 stades de largeur. Au Nord de ce royaume, on arrive au Champa en quinze jours de route; vers le Sud-Ouest, on est à quinze jours d'étapes du Siam; au Sud, on est à dix jours d'étapes de P'an-vu(?); à l'est, c'est l'Océan.
Ce pays a ôté depuis longtemps en relations commerciales avec nous. Quand la dynastie sainte(= la dynastie mongole) reçut l'auguste mandat du Ciel et étendit son pouvoir sur les quatre mers, et que le généralissime Sôtu eut créé (en 1281) l'administration du Champa, il envoya une fois, pour se rendre ensemble jusqu'en ce pays-ci, un centurion avec insigne au tigre et un chiliarque à tablette d'or, mais tous deux furent saisis et ne revinrent pas. A la sixième lune de l'année yi-wei de la période yuan-tcheng (14 juillet -11août 1295), le saint Fils du Ciel envoya un ambassadeur rappeller [les gens de ce pays] au devoir, et me désigna pour l'accompagner.

La deuxième lune de l'année suivante ping-chen (5 mars-2 avril 1296) nous quittions Ming-tcheou (=Ning-po), et le vingt (24 mars 1296). Nous obtîmes l'hommage et retournâmes à notre navire la sixième lune de l'an Ting-yeou de la période ta-tö (21 juin -20 juillet 1927). Le douze de la huitième lune ( 30 août 1297), nous mouillions à Sseu-ming (Nong-po). Sans doute les coutumes et les choses de ce pays n'ont pu nous être connues dans tous leurs détails; du moins avons-nous été en mesure d'en discerner les traits principaux.


1. La ville murée. (Angkor Thom)

La muraille de la ville a environ vingt stades de tour. Elle a cinq portes, et chaque porte est double. Du côté de l'Est s'ouvrent deux portes; les autres côtés n'ont tous qu'une porte. A l'extérieur de la muraille est un grand fossé; à l'extérieur du fossé, les grands ponts des chaussées d'accès.
De chaque côté des ponts, il y a cinquante-quatre divinités de pierre qui ont l'apparence de "généraux de pierre" : ils sont gigantesques et terribles. Les cinq portes sont semblables.
Les parapets des ponts sont entièrement en pierre, taillée en forme de serpents qui ont tous neuf têtes. Les cinquante-quatre divinités retiennent toutes le serpent avec leurs mains, et ont l'air de l'empêcher de fuir.
Au dessus de chaque porte de la muraille, il y a cinq grandes têtes de Bouddha en pierre, dont les visages sont tournés vers les quatre points cardinaux: au centre est placée une des cinq têtes qui est ornée d'or. (C-C : Aucune recherche n'a pu confirmer ce point)
Des deux côtés des portes, on a sculpté la pierre en forme d'éléphants.
La muraille est entièrement faite de blocs de pierre superposés : elle est haute d'environ deux toises. L'appareil des pierres est très serré et solide, et il ne pousse pas d'herbes folles. Il n'y a aucun créneau.
Sur le rempart, on a semé en certains endroits des arbres Kouang-lang (arbres à sagou). De distance en distance sont des chambres vides. Le côté intérieur de la muraille est comme un glacis large de plus de dix toises. Au haut de chaque glacis, il y a de grandes portes, fermées à la nuit, ouvertes au matin. Il y a également des gardiens des portes. L'entrée des portes n'est interdite qu'aux chiens. La muraille est un carré très régulier, et sur chaque côté il y a une tour de pierre. L'entrée des portes est également interdite aux criminels qui ont eu les orteils coupés.
Au centre du royaume, il y a une Tour d'or (Bayon), flanquée de plus de vingt tours de pierre et de plusieurs centaines de chambres de pierre. Du côté de l'Est est un pont d'or ; deux lions d'or sont disposés à gauche et à droite du pont; huit Buddha d'or sont disposés au bas des chambres de pierre.
A environ un stade au Nord de la Tour d'or, il y a une tour de bronze (Baphuon) encore plus haute que la Tour d'or et dont la vue est réellement impressionnante; au pied de la Tour de bronze, il y a également plus de dix chambres de pierre.
Encore environ un stade plus au Nord, c'est l'habitation du souverain. Dans ses appartements de repos, il y a à nouveau une tour d'or. Ce sont, pensons-nous, ces monuments qui ont motivé cette louange du "Cambodge riche et noble" que les marchands d'outre-mer ont toujours répétée.

La tour de pierre est à un demi-stade en dehors de la porte du Sud ; on raconte que Lou Pan (ancien artisan chinois légendaire) l'érigea en une nuit. La tombe de Lou Pan (= Angkor vat) est à environ un stade en dehors de la porte du Sud et a à peu près dix stades de tour ; il y a plusieurs centaines de chambres de pierre.

Le Lac oriental est à environ dix stades à l'Est (= erreur probable, lire le lac occidental) de la ville murée, et à peu près cent stades de tour. Au milieu il ya une tour de pierre et des chambres de pierre (= le Mébon Occidental). Dans la tour est un Bouddha couché en bronze, dont le nombril laisse continuellement couler de l'eau (photo).

Le lac septentrional est à cinq stades au Nord de la ville murée. Au milieu il y a une tour d'or carrée (= Neak Pean) et plusieurs dizaines de chambres de pierre. Pour ce qui est du lion d'or, Bouddha d'or, éléphant de bronze, beuf de bronze, cheval de bronze, tout cela s'y trouve.



2- les habitations

Le Palais Royal ainsi que les bâtiments officiels et les demeures nobles font tous face à l'Est.
Le palais royal est au Nord de la Tour d'Or et du Pont d'Or ; proche de la porte (?), il a environ cinq ou six stades de tour. Les tuiles de l'appartement principal sont en plomb; sur les autres bâtiments du palais, ce sont toutes des tuiles d'argile et jaunes.

Linteaux et colonnes sont énormes; sur tous, des Buddha sont sculptés et peints. Les toits (?) sont imposants. Les longues vérandas, les corridors couverts s'élancent et s'enchevêtrent, non sans quelque harmonie. Là où le souverain règle ses affaires, il y a une fenêtre en or ; à droite et à gauche du châssis, sur des piliers carrés, sont des miroirs; il y en a environ quarante à cinquante, disposés sur les côtés de la fenêtre. Le bas de la fenêtre est en forme d'éléphants.

J'ai entendu dire qu'à l'intérieur du palais , il y avait beaucoup d'endroits merveilleux; mais les défenses sont très sévères, et il m'a été impossible de les voir.

Pour ce qui est de la Tour d'or à l'intérieur du palais (le Phiménéakas), le souverain va coucher la nuit à son sommet. Tous les indigènes prétendent que dans la tour il y a un génie qui est un serpent à neuf têtes, maître du sol de tout le royaume. Ce génie apparaît toutes les nuits sous la forme d'une femme. C'est avec lui que le souverain couche d'abord et s'unit. Même les épouses du roi n'oseraient entrer . Le roi sort à la deuxième veille et peut alors dormir avec ses épouses et ses concubines. Si une nuit le génie n'apparaît pas, c'est que le moment de la mort du roi barbare est venu; si le roi barbare manque une seule nuit à venir, il arrive sûrement un malheur.

Les habitations des princes et des grands officiers ont une tout autre disposition et d'autres dimensions que les maisons du peuple
Tous les bâtiments périphériques sont couverts de chaume, seuls le temple de famille et l'appartement principal peuvent être couverts en tuiles. Le rang officiel de chacun détermine les dimensions des demeures.

Le commun du peuple ne couvre qu'en chaume, et n'oserait mettre sur sa demeure le moindre morceau de tuile. Les dimensions dépendent de la fortune de chacun, mais jamais le peuple n'oserait imiter la disposition des maisons nobles.



3. Les vêtements

Tous, à commencer par le souverain, hommes et femmes se coiffent en chignon et ont les épaules nues. Ils s'entourent simplement les reins d'un morceau d'étoffe. Quand ils sortent, ils y ajoutent une bande de grande étoffe qu'ils enroulent par-dessus la petite. Pour les étoffes, il y a beaucoup de règles, suivant le rang de chacun; Parmi les étoffes que porte le souverain, il y en a qui valent trois à quatre onces d'or ; elles sont d'une richesse et d'une finesse extrêmes.
Bien que dans le pays même on tisse des étoffes, il en vient du Siam et du Champa, mais les plus estimées sont en général celles qui viennent de l'Inde, pour leur facture habile et fine.

Seul le prince peut se vêtir d'étoffes à ramages continus. Il porte un diadème d'or, semblable à ceux qui sont sur la tête des vajradhara. Parfois il ne porte pas de diadème et enroule seulement dans son chignon une guirlande de fleurs odorantes qui rappellent le jasmin. Sur le cou, il porte environ trois livres de grosses perles. Aux poignets, aux chevilles et aux doigts, il a des bracelets et des bagues d'or enchâssant tous des oeils-de-chat. Il va nu-pieds. La plante de ses pieds et la paume de ses mains sont teintes en rouge par la drogue rouge. Quand il sort, il tient à la main une épée d'or.

Dans le peuple, les femmes seules peuvent se teindre la plante des pieds et la paume des mains; les hommes n'oseraient pas. Les grands officiers, et les princes peuvent porter de l'étoffe à groupes de ramages espacés. Les simples mandarins peuvent seuls porter de l'étoffe à deux groupes de ramages. Dans le peule les femmes seules y sont autorisées. Mais même si un Chinois nouvellement arrivé porte une étoffe à deux groupes de ramages, on n'ose pas lui en faire un crime parce qu'il est ngan-ting pacha. Ngan-ting pa-cha, c'est qui ne connaît pas les règles

4. Les fonctionnaires

Dans ce pays aussi, il y a ministres, généraux, astronomes et autres fonctionnaires, et, au-dessous d'eux, toutes espèces de petits employés ; les noms seuls diffèrent de nôtres.
La plupart du temps on choisit des princes pour les emplois ; sinon, les élus offrent leurs filles comme concubines royales.
Quand les fonctionnaires sortent, leurs insignes et leur suite sont réglés par leur rang. Les plus hauts dignitaires se servent d'un palanquin à brancard d'or et de quatre parasols à manche d'or; les suivants ont un palanquin à brancard d'or et un parasol à manche d'or, enfin simplement un parasol à manche d'or ; au-dessous on a simplement un parasol à manche d'argent ; il y en a aussi qui se servent de palanquin à brancard d'agent.
Les fonctionnaires ayant droit au parasol d'or sont appelés pa-ting (mraten?) ou ngan-ting (amten); ceux qui ont le parasol d'argent sont appelés sseu-la-ti( ? sresthin).
Tous les parasols sont fait de taffetas rouge de Chine, et leur "jupe " tombe jusqu'à terre. Les parasols huilés sont tous faits de taffetas vert, et leur "jupe " est courte.



5. Les trois religions

Les lettrés sont appelés Pan-k'i; les bonzes sont appelés tch'ou-kou; les taoïstes sont appelés passeu-wei.

Pour ce qui est des pan-k'i (pandita,=ici brahmanes), je ne sais de quel modèle ils se réclament, et ils n'ont rien qu'on puisse appeler une école ou un lieu d'enseignement. Il est également difficile de savoir quels livres ils lisent. J'ai seulement vu qu'ils s'habillent comme le commun des hommes, à l'exception d'un cordon de fil blanc qu'ils s'attachent au cou et qui est la marque distinctive des lettrés. Les pan-k'i qui entrent en charge arrivent à de hautes fonctions. Le cordon du cou ne se quitte pas de toute la vie.

Les tch'ou-kou (=iamois chao ku, " bonze") se rasent la tête, portent des vêtements jaunes, se découvrent l'épaule droite ; pour le bas du corps, ils se nouent une jupe d'étoffe jaune, et vont nu-pieds. Leurs temples peuvent être couverts en tuiles. L'intérieur ne contient qu'une image, tout à fait semblable au Buddha Sakyamuni, et qu'ils appellent Po-lai (=Prah ). Elle est vêtue de rouge. Modelée en argile, on la peint en diverses couleurs; il n'y a pas d'autre image que celle-là. Les Buddha des tours sont tous différents; ils sont tous fondus en bronze. Il n'y a ni cloche ni tambours, ni cymbales, ni bannières, ni dais, et... Les bonzes mangent tous du poisson et de la viande, mais ne boivent pas de vin. Dans leur offrandes au Buddha, ils emploient aussi le poisson et la viande. Ils font un repas par jour, qu'ils vont prendre dans la famille d'un donateur ; dans les temples , il n'y a pas de cuisines. Les livres saints qu'ils récitent sont très nombreux; tous se composent de feuilles de palmier entassées très régulièrement. Sur ces feuilles, les bonzes écrivent des caractères noirs, mais comme il n'emploient ni pinceau ni encre, je ne sais avec quoi ils écrivent. Certains bonzes ont aussi droit au brancard de palanquin et au manche de parasol en or ou en argent ; le roi les consulte dans les affaires graves. Il n'y a pas de nonnes bouddhistes.

Les Pa-sseu-wei [ tapasvi] s'habillent absolument comme le commun des hommes, sauf que sur la tête ils portent une étoffe rouge ou une étoffe blanche, à la façon du Kou-kou (? Kükül) des dames mongoles, mais un peu plus bas. Ils ont aussi des monastères, mais plus petits que les temples bouddhistes; c'est que les taoïstes n'arrivent pas à la prospérité de la religion des bonzes. Ils ne rendent de culte à aucune autre image qu'un bloc de pierre (= le linga) analogue à la pierre de l'autel du dieu du sol en Chine. Pour eux non plus je ne sais de quel modèle ils se réclament. Il y a des nonnes taoïstes. Les temples taoïques peuvent être couverts en tuiles. Les pa-sseu-wei ne partagent par la nourriture d'autrui, ni ne mangent en public. Ils ne boivent pas non plus de vin. Je n'ai pas été témoin de leurs récitations de livres saints, ni de leurs actes méritoires pour autrui.

Ceux des enfants des laïcs qui vont à l'école s'attachent à des bonzes qui les instruisent . Devenus grands, ils retournent à la vie laïque. Je n'ai pu tout examiner en détail.



6. Les habitants

Les habitants ne connaissent que les coutumes des barbares du Sud.
Physiquement ils sont grossiers et laids, et très noirs. Ce n'est pas le cas seulement(?) de ceux qui habitent les recoins isolés des îles de la mer, mais pour ceux mêmes des agglomérations courantes il en est sûrement ainsi. Quant aux dames du palais et aux femmes des maisons nobles (nan-p'ong), s'il y en a beaucoup de blanches comme le jade, c'est parce qu'îles ne voient pas les rayons du soleil.
En général, les femmes, comme les hommes, ne portent qu'un morceau d'étoffe qui leur ceint les reins, laissent découverte leur poitrine d'une blancheur de lait, se font un chignon et vont nu-pieds ; il en est ainsi même pour les épouses du souverain; Le souverain a cinq épouses, une de l'appartement principal, et quatre pour les quatre points cardinaux. Quant aux concubines et filles du palais, j'ai entendu parler d'un chiffre de trois mille à cinq mille, qui sont elles aussi divisées en plusieurs classes; elles franchissent rarement leur seuil.
Pour moi, chaque fois que je pénétrai au palais pour voir le souverain, celui-ci sortait toujours avec sa première épouse et s'asseyait dans l'encadrement de la fenêtre d'or de l'appartement principal. Les dames du palais étaient toutes rangées en ordre des deux côtés de la véranda en dessous de la fenêtre, mais changeaient de place et s'appuyaient [à la fenêtre] pour jeter un regard [sur nous] ; je pus ainsi les très bien voir.
Quand dans une famille il y a une belle fille, on ne manque pas à la mander au palais. Au-dessous sont les femmes qui font le service de va-et-vient pour le palais; on les appelle tch'en'kialan (seeinka<skr. Srengara); il n'y en a pas moins d'un ou deux mille. Toutes sont mariées et vivent au milieu du peuple un peu partout. Mais sur le haut du front elles se rasent les cheveux à la façon dont les gens du Nord "ouvrent le chemin de l'eau". Elles marquent cette place de vermillon, ainsi que les deux côtés des tempes; c'est là le signe distinctif des tch'en-kialan. Ces femmes peuvent seules entrer au palais; toutes les personnes au-dessous d'elles ne le peuvent pas. [Les tch'en-kialan] se succèdent sans interruption sur les routes en avant et en arrière du palais.

Les femmes du commun se coiffent en chignon, mais n'ont ni épingle de tête ni peigne, ni aucun ornement de tête. Aux bras elles ont des bracelets d'or, aux doigts des bagues d'or; même les tch'en-kia-lan et les dames du palais en portent toutes; Hommes et femmes s'oignent toujours de parfums composés de santal, de musc et d'autres essences.

Toutes les familles pratiquent le culte du Buddha.

Dans ce pays il y a beaucoup de mignons qui tous les jours vont en groupe de dix et plus sur la place du marché. Constamment ils cherchent à attirer les Chinois, contre de riches cadeaux. C'est hideux, c'est indigne.



7. Les accouchements

Sitôt accouchée, la femme indigène prépare du riz chaud, le malaxe avec du sel et se l'applique aux parties sexuelles. Après un jour et une nuit elle l'enlève. Par là l'accouchement n'a pas de suites fâcheuses, et il se produit un resserrement qui laisse l'accouchée comme une jeune fille. Quand je l'entendis dire pour la première fois, je m'en étonnai et ne le crus guère. Mais, dans la famille où je logeais, une fille mit au monde un enfant, et je pus ainsi me renseigner complètement : le lendemain, portant son enfant dans les bras, elle allait avec lui se baigner dans le fleuve; c'est réellement extraordinaire.

Toutes les personnes que j'ai vues disent en outre que les femmes indigènes sont très lascives. Un ou deux jours après l'accouchement, elles s'unissent à leur mari. Si le mari ne répond pas à leurs désirs, il est abandonné comme [|Tchou] Mai-tch'en (mort en 116 av.J.-C.). Si le mari se trouve appelé par quelque affaire lointaine, cela va bien pour quelques nuits. Mais, passé une dizaine de nuits, sa femme ne manque pas de dire: "Je ne suis pas un esprit ; comment pourrais-je dormir seule?" Leurs instincts licencieux sont très ardents; toutefois j'ai aussi entendu dire que certaines gardaient leur foi; Les femmes vieillissent très vite, sans doute à cause de leur mariage et de leurs accouchements trop précoces. A vingt ou trente ans, elles ressemblent à des Chinoises de quarante ou cinquante.



8. Les jeunes filles.

Quand dans une famille il naît une fille, le père et la mère ne manquent pas d'émettre pour elle ce voeu : "Puisses-tu d'ans l'avenir devenir la femme de cent et de mille maris!"
Entre sept et neuf ans pour les filles de maisons riches, et seulement à onze ans pour les très pauvres, on charge un prêtre bouddhiste, taoïste de les déflorer.
C'est ce qu'on appelle tchen-t'an.
Chaque année, les autorités choisissent un jour dans le mois qui correspond à la quatrième lune chinoise, et le font savoir dans tout le pays. Toute famille où une fille doit subir le tchen-t'an en avertit d'avance les autorités, et les autorités lui remettent d'avance un cierge auquel on a fait une marque. Au jour dit, quand la nuit tombe, on allume le cierge et, quand il a brûlé jusqu'à la marque, le moment du tchen-t'a est venu.
Un mois avant la date fixée, ou quinze jours, ou dix jours, le père et la mère choisissent un prêtre bouddhiste ou taoïste, suivant le lieu où ils habitent. Le plus souvent, temples bouddhiques et taoïques ont aussi chacun leur clientèle propre.
Les bonzes excellents qui suivent la voie supérieure sont tous pris à l'avance par les familles mandarinales et les maisons riches; quant aux pauvres, ils n'ont même pas le loisir du choix.
Les familles mandarinales ou riches font au prêtre des cadeaux en vin, riz, soieries, arec, objets d'argent, qui atteignent jusqu'à cent piculs, et valent de deux à trois cents onces d'argent chinois. Les cadeaux moindres ont de tentre à quarante, ou de dix à vingt piculs; c'est suivant la fortune des gens.
Si les filles pauvres arrivent jusqu'à onze ans pour accomplir la cérémonie, c'est qu'il leur est difficile de pourvoir à tout cela. Il y a aussi des gens qui donnent de l'argent pour le Tchen-t'an des filles pauvres, et on appelle cela "faire une bonne oeuvre". Un bonze ne peut en effet s'approcher que d'une fille par an, et quand il a consenti à recevoir l'argent, il ne peut s'engager vis-à -vis d'une autre.
Cette nuit-là on organise un grand banquet, avec musique. A ce moment, parents et voisins assemblent en dehors de la porte une estrade élevée sur laquelle il disposent des hommes et des animaux d'argile, tantôt plus de dix, tantôt trois ou quatre. Les pauvres n'en mettent pas. Le tout est d'après des sujets anciens, et ne s'enlève qu'après sept jours. Le soir venu, avec palanquins, parasols et musique, on va chercher le prêtre et on le ramène.
Avec des soieries de diverses couleurs on construit deux pavillons ; dans l'un on fait asseoir la jeune fille; dans l'autre s'assied le prêtre. On ne peut saisir ce que leur bouche se disent; le bruit de la musique est assourdissant et cette nuit-là il n'est pas défendu de troubler la nuit.
J'ai entendu dire que, le moment venu, le prêtre entre dans l'appartement de la jeune fille; il la déflore avec la main et recueille ses prémices dans du vin. On dit aussi que le père et la mère, les parents et les voisins s'en marquent tous le front, ou encore qu'ils les goûtent. D'aucuns prétendent aussi que le prêtre s'unit réellement à la jeune fille; d'autres le nient. Comme on ne permet pas aux Chinois d'être témoins de ces choses, on ne peut savoir l'exacte vérité.
Quand le jour va poindre, on reconduit le prêtre avec palanquins, parasols et musique.
Il faut ensuite racheter la jeune fille au prêtre par des présents d'étoffes et de soieries; Sinon elle serait à jamais sa propriété et ne pourrait épouser personne d'autre.
Ce que j'ai vu s'est passé la sixième nuit de quatrième lune de l'année Ting-yeou de la période ta-työ (28 avril 1297).
Avant cette cérémonie, le père, mère et filles dormaient dans une même pièce; désormais, la fille est exclue de l'appartement et va où elle veut, sans plus de contrainte ni de surveillance.

Quand au mariage, bien que la coutume existe de faire les présents d'étoffes, c'est là une formalité sans importance. Beaucoup ont d'abord des rapports illicites avec celle qu'ils épousent ensuite; leurs coutumes n'ont font pas un sujet de honte, non plus que l'étonnement.
La nuit du Tche-t'an il y a parfois dans une seule rue plus de dix familles qui accomplissent la cérémonie; dans la ville, ceux qui vont au-devant des bonzes ou des taoïstes se croisent par les rues, il n'est pas d'endroit où l'on n'entende les sons de la musique.



9. Les esclaves

Comme esclave, on achète des sauvages qui font ce service.
Ceux qui en ont beaucoup en ont plus de cent; ceux qui en ont peu en ont de dix à vingt; seuls les très pauvres n'en ont pas du tout.
Les sauvages sont des hommes des solitudes montagneuses. Ils forment une race à part qu'on appelle les brigands "Tchouang" (les Tchong). Amenés dans la ville, ils n'osent pas aller et venir hors des maisons. En ville, si autour d'une dispute on appelle son adversaire "tchouang", il sent la haine lui entrer jusqu'à la moelle des os, tant ces gens sont méprisés des autres hommes.
Jeunes et forts, ils valent la pièce une centaine de bandes d'étoffe ; vieux et faibles, on peut les avoir pour trente à quarante bandes.
Ils ne peuvent s'asseoir et se coucher que sous l'étage. Pour le service ils peuvent monter à l'étage, mais alors ils doivent s'agenouiller, joindre les mains, se prosterner ; après cela seulement ils peuvent s'avancer.
Ils appellent leur maître Pa-t'o (patau) et leur maîtresse mi (mi, mé); pa-t'o signifie père, et mi mère.
S'ils ont commis une faute et qu'on les batte, ils courbent la tête et reçoivent la bastonnade sans oser faire le moindre mouvement.
Mâles et femelles s'accouplent entre eux, mais jamais le maître ne voudrait avoir de relations sexuelles avec eux. Si d'aventure un Chinois arrivé là-bas, et après son long célibat, a par mégarde une fois commerce avec quelqu'une de ces femmes et que la maître l'apprenne, celui-ci refuse le jour suivant de s'asseoir avec lui, parce qu'il a eu commerce avec une sauvage. Si l'une d'elles devient enceinte des oeuvres de quelqu'un d'étranger à la maison et met au monde un enfant, le maître ne s'inquiète pas de savoir qui est le père, puisque la mère n'a pas de rang civil et que lui-même a profit à ce qu'il ait des enfants; ce sont encore des esclaves pour l'avenir.
Si des esclaves s'enfuient et qu'on les reprenne, on les marque en bleu au visage; ou bien on leur met un collier de fer au cou pour les retenir; d'autres portent ces fers au bras ou aux jambes.



10. Le langage.

Ce pays a une langue spéciale.
Bien que les sons soient voisins des leurs, les gens du Champa et du Siam ne le comprennent pas.
Un se dit mei (muï); deux, pie (pi); tois pei (baï); quatre, pan (boun); cinq; po-lan (pram) ; six po-lan-mei ( pram muï) ; sept, po-lan -pie (pram pir) ; huit, prolan-pei; (pram bei); neuf, p-lan -pan (pram buon); dix, ta (dop);
père, pa-t'o (patau); oncle paternel aussi pa-t'o; mère, mi (mi,mé); tante paternelle ou maternelle et jusqu'aux voisines d'âge respectable; au mi; frère aîné, pang (ban) ; soeur aînée, également pang; frère cadet, pou-wen (phaon); oncle maternel, k'i-lai (khlai): mari de la tante paternelle aussi k'i-lai.

D'une façon générale, ces gens renversent l'ordre des mots.
Ainsi, là où nous disons: cet homme-ci est de Tchan san le frère cadet, ils diront << pou-wen Tchang San>>: cet homme-là est de Li Sseu l'oncle maternel, ils diront <<Pei-che>>: un mandarin, pa-ting; un lettré, pan-k'i. Or, pour dire << un mandarin chinois>>, ils ne diront pas pei-che pa-ting, mais pa-ting pei-che; pour dire <<un lettré chinois>> ils ne diront pas pei-che pan-k'i, mais pan k'i pei-che; il en est ainsi généralement; Voilà les grandes lignes.

En outre, les mandarins ont leur style mandarinal de délibérations; les lettrés ont leurs conversations soignées de lettrés ; les bonzes et les taoïstes ont leur langage de bonzes et de taoïstes ; les parlers des villes et des villages différent. C'est absolument le même cas qu'en Chine.




11. L'écriture

Les écrits ordinaires tout comme les documents officiels s'écrivent toujours sur des peaux de cerfs ou daims et matériaux analogues, qu'on teint en noir. Suivant leurs dimensions en long et en large, chacun les coupe à sa fantaisie. Les gens emploient une sorte de poudre qui ressemble à la craie de Chine, et la façonnent en bâtonnets appelés so (siamois=sô)

Tenant en main le bâtonnet, ils écrivent sur les morceaux de peaux des caractères qui ne s'effacent pas. Quand ils ont fini, ils se placent le bâtonnet sur l'oreille. Les caractères permettent chez eux aussi de reconnaître qui a écrit. Si on frotte sur quelque chose d'humide, ils s'effacent. En gros, les caractères ressemblent absolument à ceux des Ouigoours. Tous les documents s'écrivent de gauche à droite et non pas de haut en bas. J'ai entendu dire à Asän-qaya que leurs lettres se prononçaient presque absolument comme celles des Mongols; deux ou trois seulement ne concordent pas. Ils n'ont aucun sceau. Pour les pétitions, il y a aussi des boutiques d'écrivains où on les écrit.



13. Le jour de l'an et les saisons

Ces gens font toujours de la dixième lune chinoise leur premier mois. Ce mois-là s'appelle Kia-tö (katik< skr. Karttika).
En avant du palais royal, on assemble une grande estrade pouvant contenir plus de mille personnes, et on la garnit entièrement de lanternes et de fleurs; En face, à une distance de vingt toises, au moyen de [pièces de] bois mises bout à bout, on assemble une haute estrade, de même forme que les échafaudages pour la construction des stupa, et haute de plus de vingt toises. Chaque nuit on en construit trois ou quatre, ou cinq ou six. Au sommet on place des fusées et des pétards. Ces dépenses sont supportées par les provinces et les maisons nobles. La nuit tombée, on prie le souverain de venir assister au spectacle. On fait partir les fusées et on allume les pétards. Les fusées se voient à plus de cent stades; les pétards sont gros comme des pierriers, et leur explosion ébranle toute la ville.
Mandarins et nobles contribuent avec des cierges et de l'arec: leurs dépenses sont considérables. Le souverain invite aussi au spectacle les ambassadeurs étrangers. Il en est ainsi pendant quinze jours, et puis tout cesse.

Chaque mois il y a une fête. Au quatrième mois "on jette la balle".
Au neuvième, c'est le ya-lie (rap riep, "énumérer, recenser" : le ya-lie consiste à rassembler dans la ville la population de tout le royaume et à la passer en revue devant le palais royal.
Le cinquième mois, on va "chercher l'eau des bouddha" ; on rassemble les Bouddha de tous les points du royaume, on apporte de l'eau(?) et, en compagnie du souverain, on les lave(?).
[le sixième mois?] on fait naviguer les bateaux sur la terre ferme : le prince monte à un belvédère pour assister à la fête.
Au septième mois, on brûle le riz. A ce moment le nouveau riz est mur; on va le chercher en dehors de la porte du Sud , et on le brûle comme offrande au bouddha. D'innombrables femmes vont en char ou à éléphant assister à cette cérémonie, mais le souverain reste chez lui.
Le huitième mois, il y a le ngai-lan; ngai-lan(ram) c'est danser. On désigne des acteurs et musiciens qui chaque jour viennent au palais royal faire le ngai-lan; il y a en outre des combats de porcs et d'éléphants. Le souverain invite également les ambassadeurs étrangers à y assister. Il en est ainsi pendant dix jours. Je ne suis pas en mesure de rappeler exactement ce qui concerne les autres mois.

Dans ce pays, il y a comme chez nous de gens qui entendent l'astronomie et peuvent calculer les éclipses du soleil et de la lune. Mais pour les mois longs et courts ils ont un système très différent du nôtre. Aux années, eux aussi sont obligés d'avoir un mois intercalaire, mais ils n'intercalent que le neuvième mois, ce que je ne comprends pas du tout.
Chaque nuit se divise en cinq (?) veilles seulement.
Sept jours font un cycle; c'est analogue à ce qu'on appelle en Chine K'i pi kien tch'ou.
Comme ces barbares n'ont "ni nom de famille, ni nom personnel", ils ne tiennent pas compte du jour de leur naissance, on fait pour beaucoup d'entre eux un "nom personnel" avec le jour [de la semaine] où ils sont nés.
Il y a deux jours de la semaine très fastes, trois jours indifférents, deux jours tout à fait néfastes. Tel jour on peut aller vers l'Est, tel jour on peut aller vers l'Ouest. Même les femmes savent faire ces calculs.
Les douze animaux du cycle correspondent également à ceux de Chine, mais les noms sont diffèrents. C'est ainsi que le cheval est appelé pou-si (sèh); le nom du coq esy man (ma¨n); le nom du porc est che-lou (cruk); le boeuf est appelé ko (ko),etc.

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