Mémoires sur les coutumes du Cambodge

Deuxième partie
Texte intégral de Tchéou-Ta-Kouan
Traduction de Paul Peilliot, édition de 1951, Librairie d'Amérique et d'Orient.

Retourner à la Première partie



Suite de la traduction de Paul Peilliot, édition de 1951, Librairie d'Amérique et d'Orient :

14. La justice

Les contestation du peuple, même insignifiantes, vont toujours jusqu'au souverain.
On ne connaît aucunement la peine [de la bastonnade] avec le bambou léger ou lourd, et on condamne seulement, m'a-t-on dit, à des amendes pécuniaires.
Dans les cas particulièrement graves, il n'y a pas non plus de strangulation ou de décapitation, mais, en dehors de la porte de l'Ouest, on creuse une fosse où on met le criminel on la remplit ensuite de terre et de pierre qu'on tasse bien: et tout est fini.
Pour des cas moindres, il y a l'ablation des doigts des pieds et des mains, ou l'amputation du nez. Toutefois il n'y a pas de prescription contre l'adultère et le jeu. Si le mari d'une femme adultère se trouve mis au courant, il serre entre deux éclisses les pieds de l'amant qui ne peut supporter cette douleur, lui abandonne tout son bien, et alors recouvre sa liberté. Il y a aussi [comme chez nous] de gens qui montent des coups pour escroquer.
Si quelqu'un trouve un mort à la porte de sa maison, il le traîne lui-même avec des cordes en dehors de la ville dans quelque terrain vague; mais rien n'existe de ce que nous appelons une "enquête complète".

Quand des gens saisissent un voleur, on peut lui appliquer le châtiment de l'emprisonnement et de la mise à la question.
On recourt aussi à un procédé remarquable. Si quelqu'un perd un objet et soupçonne d'être son voleur quelque autre qui s'en défend, on fait bouillir de l'huile dans une marmite, et on oblige la personne soupçonnée à y plonger la main. Si elle est réellement coupable, sa main est en lambeaux, sinon, peau et chair sont comme avant.
Tel est le procédé merveilleux de ces barbares.

En outre, soit le cas où deux hommes sont en contestation sans qu'on sache qui a tort ou raison; En face du palais royal, il y a douze petites tours de pierre. On fait asseoir chacun des deux hommes dans une tour, et les deux hommes sont surveillés, l'un l'autre par leur parenté. Ils restent un ou deux jours, ou bien trois ou quatre jours. Quand ils sortent, celui qui a tort ne manque pas d'avoir attrapé quelque maladie; soit qu'il lui vienne des ulcères, ou qu'il attrape catarrhe ou fièvre maligne. Celui qui a raison n'a pas la moindre chose. Ils décident ainsi du juste ou de l'injuste; c'est ce qu'ils appellent le "jugement céleste". Telle est la puissance surnaturelle du dieu du pays.



15. Les maladies et la lèpre.

Les gens de ce pays guérissent spontanément beaucoup de leurs maladies courantes en allant se plonge dans l'eau et en se lavant la tête de façon répétée. Toutefois il y a beaucoup de lépreux de distance en distance sur les routes. Même quand ceux-ci[viennent] coucher avec eux, manger avec eux, les indigènes ne s'y opposent pas. D'aucuns disent que c'est là une maladie due aux conditions climatiques du pays. Il y a eu un souverain qui a attrapé cette maladie ; c'est pourquoi les gens ne la considèrent pas avec mépris. A mon humble avis, on attrape en règle générale cette maladie si, immédiatement après la jouissance sexuelle, on entre dans l'eau pour se baigner ; et j'ai entendu dire que les indigènes, à peine leurs désirs satisfaits, entrent toujours dans l'eau pour se baigner. De leurs dysentériques, il meurt huit à neuf sur dix. On vend comme chez nous des drogues sur le marché, mais très différentes de celles de Chine, et que je ne connais pas du tout. Il y a aussi une espèce de sorciers qui exercent leurs pratiques sur les gens; c'est tout à fait ridicule.



16. Les morts.

Pour les morts, il n'y a pas de cercueils; on ne se sert que d'espèces de nattes, et on les recouvre d'une étoffe. Dans le cortège funéraire, ces gens aussi emploient en tête drapeaux, bannières et musique. En outre ils prennent deux plateaux de riz grillé et le jettent à la volée au alentours de la route. Ils portent le corps hors de la ville, jusqu'en quelque endroit écarté et inhabité, l'abandonnent et s'en vont. Ils attendent que les vautours, les chiens et autres animaux le viennent dévorer.
Si le tout est achevé vivement, ils disent que leur père, leur mère avaient des mérites et ont par suite obtenu cette récompense; si le corps n'est pas mangé, ou n'est mangé que partiellement, ils disent que leur père, leur mère ont amené ce résultat par quelque faute.
Maintenant il y a aussi peu à peu des gens qui brûlent leurs morts ce sont pour la plupart des descendants de Chinois. Lors de la mort de leur père de leur mère, les enfants ne mettent pas de vêtements de deuil, mais les fils se rasent la tête et les filles se coupent les cheveux en haut du front, grand comme une sapèque, c'est là leur deuil filial. Les souverains eux, sont enterrés dans des tours, mais je ne sais si on enterre leurs corps ou si on enterre leurs os.



17. Agriculture

En général, on peut faire trois à quatre récoltes par an ; c'est que toute l'année ressemble à nos cinquième et sixième lunes et qu'on ne connaît ni givre ni neige.
En ce pays il pleut la moitié de l'année, l'autre moitié de l'année, il ne pleut pas du tout. De la quatrième à la neuvième lune, il pleut tous les jours l'après-midi. Le niveau des eaux du Grand Lac peut [alors] s'élever à sept ou huit toises. Les grands arbres sont noyés ; à peine leur cime dépasse. Les gens qui habitent au bord de l'eau se retirent tous dans la montagne. Ensuite, de la dixième lune à la troisième lune [de l'année suivante] il ne tombe pas une goutte d'eau. Le Grand Lac n'est alors navigable qu'aux petites barques ; aux endroits profonds, il n'a pas plus de trois à cinq pieds d'eau. Les gens redescendent alors.

Les cultivateurs tiennent compte du temps où le riz est mûr et des endroits où la crue peut atteindre à ce moment-là, et sèment en conséquence selon les lieux.
Pour labourer, ils n'emploient pas de boeufs. Leurs charrues, faucilles et houes, tout en ayant quelque analogie de principe avec les nôtres, sont de construction tout à fait différente.
Il y a en outre une espèce de champs naturels où le riz pousse toujours sans qu'on le sème; quand l'eau monte jusqu'à une toise, le riz aussi croit d'autant; je pense que c'est là une espèce spéciale.

Toutefois, pour fumer les champs et cultiver les légumes, ces gens ne font aucun usage de fumier, qui leur répugne comme impur.
Les Chinois qui sont là-bas ne leur parlent jamais des épandages de fumier en Chine, de peur d'exciter leur mépris.
Par deux ou trois familles, les gens creusent une fosse qu'ils recouvrent d'herbe(?) quand elle est pleine, ils la comblent et en creusent une autre ailleurs.
Après être allés aux lieux, ils entrent toujours dans le bassin pour se laver, mais n'y emploient que la main gauche; la main droite est réservée pour prendre la nourriture Quand ils voient un Chinois se rendre au lieux et s'essuyer avec du papier, ils le raillent et vont jusqu'à désirer qu'il ne passe pas leur seuil.
Parmi les femmes, il y en a qui urinent debout ; c'est vraiment ridicule.



18. La configuration du pays

Depuis l'entrée de Tchen-p'ou, ce sont presque partout les épais fourrés de la forêt basse ; les larges estuaires du Grand fleuve s'étendent sur les centaines de stades ; les ombrages profonds des vieux arbres et des longs rotins font des couverts luxuriants. Les cris des oiseaux et des animaux s'y croisent partout. Arrivé à mi-route dans l'estuaire, on aperçoit pour la première fois la campagne inculte, sans un pouce de bois. Aussi loin qu'on regarde, ce n'est que millet [sauvage] abondant. Par centaines et par milliers, les buffles sauvages s'assemblent en troupes dans cette région. Il y a ensuite des pentes couvertes de bambou qui s'étendent elles aussi sur plusieurs centaines de stades. Aux noeuds de ces bambous, il pousse des épines, et les pousses ont un gout très amer. Des quatre cotés, il y a des hautes montagnes.



19. Les productions.

Dans les montagnes, il y a beaucoup de bois rares. Les endroits où il n'y a pas de bois sont ceux où rhinocéros et éléphants s'assemblent et se reproduisent. Les oiseaux précieux, les animaux étranges sont innombrables; Les produits de valeur sont les plumes de martin-pêcheur, les défenses d'éléphant, les cornes de rhinocéros, la cire d'abeille. Comme produits ordinaires, il y a le laka-wood, le cardamome, la gomme-gutte, la gomme-laque, l'huile de chaulmoogra.

Le martin-pêcheur est fort difficile à prendre. Dans les forêts épaisse il y a des étangs, et dans les étangs des poissons. Le martin-pêcheur vole hors de la forêt pour chercher des poissons. Le corps caché sous des feuilles, l'indigène est tapi au bord de l'eau. Il a dans une cage une femelle comme appât, et tient à la main un petit filet. Il épié la venue de l'oiseau, et le prend sous le filet. Certains jours il en prend trois ou cinq, parfois pas un de toute la journée.

Ce sont les habitants des montagnes reculées qui ont les défenses d'éléphants. Pour chaque éléphant mort on a deux défenses. On racontait autrefois que l'éléphant renouvelait ses défenses une fois par an, mais cela n'est pas. Les défenses provenant d'un animal tué à la lance sont les meilleures. Viennent ensuite celles qu'on trouve peu après que l'animal est mort de mort naturelle. Les moins estimées sont celles qu'on trouve dans la montagne bien des années après la mort.

Le cire d'abeille se trouve dans les arbres pourris des villages. Elle est produite par une espèce d'abeille au corselet fin comme celui des fourmis. Les indigènes la leur prennent. Chaque bateau peut en recevoir deux à trois mille rayons; un gros rayon pèse de trente à quarante livres; un petit, pas moins de dix-huit à dix-neuf livres.

La corne de rhinocéros blanche et veinée est la plus estimée; la noire est inférieure.

Le laka-wood vient dans les forêts épaisses. Les indigènes se donnent beaucoup de mal pour le couper; c'est que c'est là le coeur d'un arbre, et autour il y a jusqu'à huit et neuf pouces d'aubier; les petits arbres en ont au moins quatre à cinq pouces.

Tout le cardamome est cultivé dans la montagne par les sauvages.

La gomme-gutte est la résine d'un arbre spécial. Les indigènes incisent l'arbre un an à l'avance, laissant suinter la résine, et ne la recueillent que l'année suivante.

La gomme-laque pousse dans les branches d'un arbre spécial, et a absolument la forme de l'épiphyte du mûrier. Il est aussi fort difficile de se la procurer.

L'huile de chaulpoogra provient des graines d'un grand arbre. Le fruit ressemble à un coco, mais est rond: il contient plusieurs dizaines de graines.

Le poivre se trouve aussi parfois. Il pousse enroulé autour des rotins, et s'attache comme le l-ts'ao-tseu (houblon?). Celui qui est frais et vert-bleu est le plus amer.



20. Le commerce

Dans ce pays ce sont les femmes qui s'entendent au commerce.
Aussi, si un Chinois en arrivant là-bas commence toujours par prendre femme, c'est qu'il profite en outre des aptitudes commerciales de celle-ci.
Chaque jour se tient un marché qui commence à six heures et finit à midi. Il n'y a pas [à ce marché] de boutiques où les gens habitent, mais ils se servent d'une espèce de natte qu'ils étendent à terre. Chacun a son emplacement. J'ai entendu dire qu'on payait aux autorités la location de la place.
Dans les petites transactions, on paie en riz, céréales et objets chinois ; viennent ensuite les étoffes ; pour ce qui est des grandes transactions, on se sert d'or et d'argent.

D'une façon générale les gens de ce pays sont extrêmement simples. Quand ils voient un Chinois, ils lui témoignent beaucoup de crainte respectueuse et l'appellent "Buddha". En l'apercevant, ils se jettent à terre et se prosternent. Depuis quelque temps, il y en a aussi certains qui trompent les Chinois et leur font tort. Cela tient au grand nombre de ceux qui y sont allés.



21. Les marchandises chinoises qu'on désire.

Ce pays ne produit, je crois, ni or ni argent; ce qu'on y estime le plus est l'or et l'argent chinois, et ensuit les soieries bigarrées légères à double fil. Après quoi viennent les étains de Tchen-cheou, les plateaux laqués de Wen-tcheou, les porcelaines vertes (=céladons=) de Ts'iuan-tcheou, le mercure, le vermillon, le papier, le soufre, le salpêtre, le santal, la racine d'angélique, le musc, la toile de chanvre, la toile de houang-ts'ao, les parapluies, les marmites de fer, les plateaux de cuivre, les perles d'eau douce(?), l'huile d'abrasin, les nasses de bambou(?), les vans, les peignes de bois, les aiguilles. Comme produits plus communs et lourds, il y a par exemple les nattes de Ming-tcheou (Ning-po). Ce que ces gens désirent vivement obtenir, ce sont des fèves et du blé, mais l'exportation [de Chine] en est interdite.



22. La flore

Seuls la grenade, la canne à sucre, les fleurs et racines de lotus, le carambolier, la banane et le coniosélin(?) sont identiques à ceux de Chine.
Le letchi et l'orange sont de même forme [que chez nous], mais acides.
Tous les autres [fruits] n'ont jamais été vus en Chine.
Les arbres aussi sont très différents. Les plantes florales sont en nombre encore plus grand, et de plus ont à la fois parfum et beauté. Les fleurs aquatiques sont d'espèces encore plus nombreuses, mais j'ignore leur noms. Quant aux pêchers, pruniers communs, abricotiers, pruniers mume, pins, cyprès, sapins, genévriers, poiriers, jujubiers, peupliers, saules, canneliers, orchidées, chrysanthèmes, etc..., ils n'en ont pas.
Dans ce pays, il y a déjà à la première lune [chinoise] des fleurs de lotus.



23. Les oiseaux

Parmi leurs oiseaux, le paon, le martin-pêcheur, le perroquet n'existent pas en Chine. Pour le reste, ils ont [comme nous] vautours, corbeaux, aigrettes, moineaux, cormorans, cigognes, grues, canards sauvages, serins(?), etc...; mais il leur manque la pie, l'oie sauvage, le loriot, l'engoulevent, l'hirondelle, le pigeon.



24. Les quadrupèdes

Parmi leurs quadrupèdes, le rhinocéros, l'éléphant, le buffle sauvage et le cheval de montagne n'existe pas en Chine.
Il y a en grande abondance tigres, panthères, ours, sangliers, cerfs, daims, gibbons, renards, etc... Ce qui manque, c'est le lion, le sing-sing, le chameau. Il va sans dire qu'on a en ce pays poules, canards, boeufs, chevaux, porcs, moutons. Les chevaux sont très petit. Les beufs abondent. Les gens montent les boeufs vivants, mais morts il n'osent ni les manger, ni les écorcher ; ils attendent qu'ils pourrissent, pour cette raison que ces animaux ont dépensé leurs forces au service de l'homme. Ils ne font que les atteler aux charrettes. Jadis il n'y avait pas d'oies; depuis peu des marins en ont apporté de Chine; aussi ont-ils cet animal. Ils ont des rats gros comme des chats, et aussi une espèce de rats dont la tête ressemble absolument à celle d'un tout jeune chien.



25. Les légumes.

Comme légumes, ils ont les oignons, la moutarde, le poireau, l'aubergine, la pastèque, le citrouille; le concombre, l'ansérine(?): ils n'ont pas la rave, la laitue, la chicorée, l'épinard. Dès la première lune on a cucurbitacées et aubergines; il y a des plants d'aubergines qui ne s'arrachent pas de plusieurs années. Les arbres à coton peuvent dépasser en hauteur les maisons ; il y en a qui ne se remplacent pas pendant plus de dix ans. Beaucoup de légumes existent dont j'ignore le nom; les légumes aquatiques sont également très nombreux.



26. Les poissons et reptiles.

Parmi les poissons et tortues, c'est la carpe noire qui est la plus abondante ; très nombreux sont ensuite les carpes ordinaires, les carpes bâtardes, la tanche. Il y des goujons(?), dont les gros pèsent deux livres et plus. Nombre de poissons existent dont j'ignore le nom. Tous les poissons ci-dessus viennent dans le Grand Lac. Quant aux poissons de mer, il y en a de toutes espèces, des anguilles, des congres de lac(?). Les indigènes ne mangent pas de grenouilles; aussi à la nuit pullulent -elles sur les routes. Tortues de mer et alligators(?) se mangent. Les crevettes de Tch'a-nan pèsent une livre et plus. Les pattes de tortue de Tche pou ont jusqu'à huit et neuf pouces. Il y a des crocodiles gros comme des barques, qui ont quatre pattes et ressemblent tout à fait au dragon, sauf qu'ils n'ont pas de cornes; leur ventre est très croustillant. Dans le grand Lac, on peut ramasser à la main bivalves et gastéropodes. On ne voit pas de crabes; je pense qu'il y en a également, mais que les gens ne les mangent pas.



27. Les boissons fermentées

Ces gens ont quatre classes de vins.
La première est appelée par les Chinois "vin de miel" ; on la prépare au moyen d'une drogue à fermentation, et en mêlant du miel et de l'eau par moitié.
La classe qui vient ensuite est appelée par les indigènes p'ong-ya-sseu; on l'obtient avec des feuilles d'arbre; p'ong-ya-sseu est le nom des feuilles d'un certain arbre.
Encore au-dessous est le vin fait de riz cru ou de restes de riz cuit, et qu'on appelle pao-leng-kio; pao-leng -kio ( ranko>anka) signifie "riz".
En dernier lieu vient le vin de sucre; on le fait avec du sucre.
En outre, quand on pénètre dans l'estuaire, on a encore le long de la rivière du vin de suc de kiao (vin de kajang?) ; il y a en effet une espèce de feuilles de kiao qui pousse au bord de la rivière, et son suc peut donner du vin par fermentation.



28. Le sel, le vinaigre, le soy.

Dans ce pays, l'exploitation de salines n'est soumise à aucune restriction. Tout le long de la côte, à partir de tchen-p'ou et Pa kien, on obtient le sel par cuisson de l'eau de mer. Dans les montagnes il y a aussi un minéral dont la saveur l'emporte sur celle du sel; on peut le tailler et en faire des objets.

Les indigènes ne savent pas faire de vinaigre. S'ils désirent rendre une sauce acide, ils y ajoutent des feuilles de l'arbre hien-p'ing (? Ampil). Si l'arbre bourgeonne, ils emploient les bourgeons; si l'arbre est en graines, ils emploient les graines.

Ils ne savent pas non plus préparer le soy, faute d'orge et de haricots.

Ils ne fabriquent pas de levure de grains. Quand ils font du vin avec du miel, de l'eau et des feuilles d'herbe, c'est d'une mère de vin qu'ils se servent, ressemblant à la mère de vin blanche de nos villages.



29. Les vers à soie et le mûrier.

Les indigènes ne s'adonnent pas à [l'élève des] vers à soie ni à [la culture du] mûrier, et leurs femmes n'entendent également rien aux travaux de l'aiguille et du fil, de la couture et du reprisage.
Ils savent juste tisser des étoffes avec le [coton de] l'arbre à coton; encore ne savent-ils pas filer au rouet, et font-ils leur fil à la main. Ils n'ont pas de métier pour tisser; ils se contentent d'attacher une extrémité de la toile à leur ceinture et continuent le travail à l'autre extrémité. Comme navettes, ils n'ont que des tubes de bambou.
Récemment des Siamois sont venus s'établir en ce pays, qui s'adonnent à l'élève des vers à soie et à la culture du mûrier ; leurs graines de mûriers et leurs graines de vers à soie viennent toutes du Siam. Les gens n'ont pas non plus de ramie, mais seulement du lo-ma. les Siamois se tissent avec la soie des étoffes damassées foncées dont ils se vêtent. Les siamoises savent coudre et repriser. Quand l'étoffe qu'ils mettent sur eux est déchirée, les indigènes prennent à gage [des Siamoises] pour la réparer.



30. Les ustensiles.

Les gens ordinaires ont une maison, mais sans table, banc, cuvette ou seau. Ils emploient seulement une marmite de terre pour cuire le riz, et emploient en outre une poêle de terre pour préparer la sauce; Ils enterrent trois pierres pour faire le foyer, et d'une coquille de noix de coco font une louche. Pour servir le riz, ils emploient des plateaux chinois de terre ou de cuivre. Pour la sauce, ils emploient des feuilles d'arbre dont ils font de petites tasses qui, même pleines de liquide, n'en laissent rien couler. En outre, ils font avec de feuilles de kiao de petites cuillers pour puiser le liquide [dans ces tasses] et le porter à la bouche; quand ils ont fini, ils les jettent. Il en est ainsi même dans leurs sacrifices aux génies et au Bouddha. Ils ont aussi à côté d'eux un bol d'étain ou de terre plein d'eau pour y tremper les mains; c'est qu'ils n'emploient que leurs doigt pour prendre le riz, qui colle au doigts et sans cette eau ne s'en irait pas. Ils boivent le vin dans des gobelets d'étain; le pauvres emploient des écuelles de terre. Les maisons nobles ou riches emploient pour chacun des récipients d'argent, quelquefois même d'or. Pou le fêtes royales, on emploie nombre d'ustensiles faits en or, de modèles et de formes particuliers. A terre, on étend des nattes de Ming-tcheou; il y en a aussi qui étendent des peaux de tigres, de panthères, de cerf, de daims,etc... ou de nattes de rotin. Depuis peu, on a inauguré des tables basses, hautes environ d'un pied.
Pour dormir, on n'emploie que des nattes de bambou, et on couche sur des planches. Depuis peu, certains emploient aussi des lits bas, qui sont en général fabriqués par des Chinois. On recouvre les aliments avec une étoffe; dans le palais du souverain, se sert à cette fin de soieries à fil double tachetées(?) d'or qui sont toutes des présents des marchands d'outre-mer. Pour [décortiquer] le riz, on n'emploie pas de meules, et on se borne à le broyer avec un pilon et un mortier.



31. Les charrettes et les palanquins.

Les palanquins sont faits d'une pièce de bois qui est recourbée en sa partie médiane et dont les deux extrémités se relèvent toutes droites; on y sculpte des motifs fleuris et on la revêt d'or ou d'argent; c'est là ce qu'on appelle des supports de palanquin en or ou en argent.
A environ un pied de chaque extrémité on enfonce un crochet, et avec des cordes on attache aux deux croches une grande pièce d'étoffe repliée à gros plis. On se courbe dans cette toile et deux hommes portent le palanquin.
Au palanquin on ajoute en outre un objet semblable à une voile de navire, mais plus large, et qu'on orne de soieries bigarrées ; quatre hommes la portent et suivent le palanquin en courant.
Pour aller loin, il y a aussi des gens qui montent à éléphant ou qui montent à cheval; certains aussi emploient des charrettes, de modèle identique à celles des autres pays. Les chevaux n'ont pas de selles ni les éléphants de bancs pour s'asseoir.



32. Les barques et les avirons

Les grandes barques sont faites au moyen de planches taillées dans des arbres [en bois] dur. Les ouvriers n'ont pas de scies et n'obtiennent les planches qu'en équarrissant les arbres à la hache; c'est une grande dépense de bois et une grande dépense de peine. Quoiqu'on veuille faire en bois, on se borne de même à le creuser et le tailler au ciseau; il en est également ainsi dans la construction des maisons. Pour les grandes barques, on se sert aussi de clous de fer, et on recouvre ces barques avec des feuilles de Kiao (kajang) maintenues par des lattes d'aréquier. Un bateau de ce genre est appelé sin-na; il va à la rame. La graisse dont on l'enduit est de la graisse de poisson, et la chaux qu'on y mélange est la chaux minérale.

Les petites barques sont faites d'un grand arbre qu'on creuse en forme d'auge; on l'amollit au feu et on l'élargit par l'effort de pièces de bois; aussi ces barques sont-elles large au centre et effilées au deux bouts. Elles n'ont pas de voiles et peuvent porter plusieurs personnes; on ne les dirige qu'à la rame. Elles sont appelées P'i-lan.



34. Les villages

Chaque village a ou bien un temple, ou bien une tour. Si les habitants sont tant soit peu nombreux, ils ont aussi un mandarin local qu'on appelle mai-tsie (mé srok?). Sur les grandes routes, l y a des lieux de repos analogues à nos relais de poste; on les appelle sen-mou ( samnak). Récemment, au cours de la guerre avec le Siam,[les villages] ont été entièrement dévastés.



35. La récolte du fiel

Avant ce temps-ci, dans le courant de la huitième lune (chinoise), on recueillait le fiel : c'est que le roi du Champa exigeait annuellement une jarre contenant des milliers et des myriades de fiels humains. A la nuit, on postait en maintes régions des hommes dans les endroits fréquenté des villes et des villages. S'ils rencontraient des gens qui circulaient la nuit, ils leur couvraient la tête d'un capuchon serré par une corde et avec un petit couteau leur enlevaient le fiel au bas du côté droit.
On attendait que le nombre fût au complet et on les offrait au roi du Champa. Mais on ne prenait pas de fiels des Chinois. C'est qu'une année, on avait pris un fiel de Chinois et on l'avait mis avec les autres, mais ensuite tous les fiels de la jarre pourrirent et on ne put pas les utiliser. Récemment on a aboli la pratique de la récolte du fiel, et on a installé à part les mandarins de la récolte du fiel, et leurs subordonnés, en les faisant habiter dans la ville, près de la porte Nord.



36. Un prodige

Dans la ville, près la porte de l'Est, il y eut un barbare qui forniqua avec sa soeur cadette. Leur peau et leur chair collèrent ensemble sans se détacher, et après trois jours passés sans nourriture tous deux sont morts. Mon pays, M. Sie, qui a passé trente-cinq ans dans le pays, affirme avoir vu le cas se produire deux fois. S'il en est ainsi, c'est que [les gens de ce pays] savent utiliser la puissance surnaturelle du saint Buddha.

37. Les bains.

Le pays est terriblement chaud et on ne saurait passer un jour sans se baigner plusieurs fois.
Même la nuit, on ne peut manquer de le faire une ou deux fois. Il n'y a ni maisons de bains, ni cuvettes, ni seaux. Mais chaque famille a un bassin; sinon, deux ou trois familles en ont un en commun.

Tous, hommes et femmes, entrent nus dans le bassin. Seulement, quand le père, la mère, ou des gens d'âge sont dans le bassin, leurs fils et filles ou les jeunes gens n'y entrent pas. Ou si les jeunes gens se trouvent dans le bassin, les personnes d'âge s'en tiennent à l'écart.
Mais si on est de même âge, on n'y prête pas attention, les femmes cachent leur sexe avec la main gauche en entrant dans l'eau, et voilà tout.
Tous les trois ou quatre, cinq ou six jours, les femmes de la ville, trois par trois, cinq par cinq, vont se baigner hors de la ville dans le fleuve. Arrivées au bord du fleuve, elles ôtent la pièce d'étoffe qui leur entoure le corps et entrent dans l'eau. C'est par milliers qu'elles sont ainsi réunies dans le fleuve. Même les femmes des maisons nobles participent [à ces bains]et n'en conçoivent aucune honte. Tous peuvent les voir de la tête aux pieds. Dans le grand fleuve en dehors de la ville, il n'y a pas de jour où cela ne se passe. Les Chinois, aux jours de loisir, s'offrent souvent le plaisir d'y aller voir.
J'ai entendu dire qu'il y en a aussi qui entrent dans l'eau pour profiter des occasions.
L'eau est toujours chaude comme si elle était sur le feu; ce n'est qu'à la cinquième veille qu'elle se rafraîchit un peu; mais dès que le soleil se lève, elle s'échauffe à nouveau.



38. Les immigrés

Les chinois qui arrivent en qualité de matelots trouvent commode que dans ce pays on n'ait pas à mettre de vêtements, et comme en outre le riz est facile à gagner, les femmes faciles à trouver, les maisons faciles à aménager, le mobilier facile à acquérir, le commerce facile à diriger, il y en a constamment qui désertent pour y [ rester].



39. L'armée

Les troupes vont aussi corps et pieds nus. Dans la main droite elles tiennent la lance ; dans la main gauche, le bouclier.
Il n'y a ni arcs, ni flèches, ni balistes, ni boulets, ni cuirasses, ni casques.
On rapporte que, dans la guerre avec les Siamois, on a obligé toute la population à combattre.
D'une façon générale, ces gens n'ont d'ailleurs ni tactique ni stratégie.



40. La sortie du souverain

J'ai entendu dire que, sous les souverains précédents, les empreintes des roues de leur char ne dépassaient jamais leur seuil; et cela pour parer aux cas fortuits.
Le nouveau prince est le gendre de l'ancien souverain. Primitivement il avait charge de diriger les troupes. Le beau-père aimait sa fille; la fille lui déroba l'épée d'or et la porta à son mari. Le vrai fils fut par suite privé de la succession. Il complota pour lever les troupes, mais le nouveau prince le sut, lui coupa les orteils et le relégua dans une chambre obscure. Dans le corps du nouveau prince est incrusté un [morceau de] fer sacré, si bien que même couteaux et flèches, frappant son corps, ne pourraient le blesser. S'assurant là-dessus, le nouveau prince ose sortir. J'ai passé dans le pays plus d'une année, et je l'ai vu sortir quatre ou cinq fois. Quand le prince sort, des troupes sont en tête d'escorte; puis viennent les étendards, les fanions, la musique. Des filles du palais, de trois à cinq cents, en étoffes à ramages, des fleurs dans le chignon, tiennent à la main des cierges, et forment une troupe à elles seules; même en plein jour leurs cierges sont allumés. Puis viennent des filles du palais portant les ustensiles royaux d'or et d'argent et toute la série des ornements, le tout de modèles très particuliers et dont l'usage m'est inconnu. Puis viennent des filles du palais tenant en mains lance et bouclier, et qui sont la garde privée du palais elles aussi forment une troupe à elles seules. Viennent ensuite des charrettes à chèvres des charrettes à chevaux, toutes ornées d'or. Les ministres, les princes sont tous montés à éléphant; devant eux(?) on aperçoit de loin leurs parasols rouge, qui sont innombrables.

Après eux arrivent les épouses et concubines du roi, en palanquin, en charrette, à cheval, à éléphant ; elles ont certainement plus de cent parasols tachetés(?) d'or. Derrière elles, c'est alors le souverain, debout sur un éléphant et tenant à la main la précieuse épée. Le défenses de l'éléphant sont également dans un fourreau d'or. Il y a plus de vingt parasols blancs tachetés(?) d'or et dont les manches sont en or. Des éléphants nombreux se pressent tout autour de lui, et à nouveau il y a des troupes pour le protéger.
Si le souverain se rend à un endroit voisin , il se sert seulement de palanquins d'or, qui sont portés par des filles du palais.

Le plus souvent, le roi en sortant va voir une petite tour d'or devant laquelle est un Bouddha d'or. Ceux qui aperçoivent le roi doivent s'agenouiller et toucher la terre du front; c'est ce qu'on appelle san-pa ( sambah). Sinon, ils sont saisis par les maîtres des cérémonies(?) qui ne les relâchent pas pour rien.

Chaque jour le souverain tient audience deux fois pour les affaires du gouvernement. Il n'y a pas de liste(?) arrêtée. Ceux des fonctionnaires ou du peuple qui désirent voir le souverain s'assoient à terre pour l'attendre. Au bout de quelque temps, on entend dans le palais une musique lointaine; et au dehors on souffle alors dans des conques comme bienvenue au souverain.

J'ai entendu dire que le souverain ne se servait là que d'un palanquin d'or; il ne vient pas de loin. Un instant après, on voit deux filles du palais relève le rideau de leurs doigts menus et le souverain, tenant en l'épée, apparaît debout à la fenêtre d'or. Ministres et gens du peuple joignent les mains et frappent le sol du front; quand le bruit des conques a cessé, ils peuvent relever la tête. Le souverain immédiatement après(?) va s'asseoir.

Là où il s'assied, il y a une peau de lion, qui est trésor royal héréditaire. Dès que les affaires à traiter sont terminées, le prince se retourne; les deux filles du palais laissent retomber le rideau; tout le monde se lève. On voit par là que tout en étant un royaume de barbares, ces gens ne laissent pas de savoir ce que c'est qu'un prince.

FIN