Traits de comportement et de caractère khmers.

Etude de Jérôme ROUER sur la base d'une compilation d'ouvrages écrits entre 1860 et 1990

Lire aussi :
Différences entre le Khmer et le Vietnamien
Proverbes khmers.
De la soumission, valeur asiatique


Dicton khmer :
 

Les Siamois agissent par calcul et intérêt, les Vietnamiens par ruse et tromperie, les Khmers vertueux n'ont jamais oublié l'honnêteté, les Chinois bêtes parlent bruyamment.
Seam min chaol kboune, Youne min chaol pute, Khmer borisoth min chaol sachak, A chen apalak min chaol lôla.


Peuple "doué de qualités fortes et de sentiments généreux, pour qui les jugements des hommes ont été si injustes, à l'égal du sort". Auguste Pavie, explorateur géographe en 1860.

"Sentimental, contemplatif, mystique, fier toutefois, chatouilleux sur ce qui touche ses origines, il renonce au lieu de lutter; loin de se défendre, il se recroqueville, il fuit ou disparaît, se réfugiant le plus possible dans sa religion et dans sa tradition". Docteur Pannetier 1918.

"Comment douter d'un peuple dont les individus possèdent ces qualités essentielles : santé physique et santé morale" . Docteur Pannetier 1918.

" ents, patients, durs à la fatigue, les paysans ne méritent guère la réputation de paresse invétérée que leur ont fait presque tous les auteurs européens se copiant les uns les autres..." Aymonnier, 1900

"Le Khmer est un isolé, un féodal, un vaincu mais aussi un type robuste et sain doué de hautes qualités morales. C'est aussi un émotif, un être de foi de nature enthousiaste, un tempérament d'artiste". Docteur Pannetier 1918.


Avertissement

Du peuple cambodgien certains ne veulent voir que l'indéfinissable sourire khmer immortalisé par les statues des temples.
Ce sourire envoûte et interroge: que signifie ce mélange de douceur et de chaleur, d'accueil et de détachement, de religiosité et de plaisir de vivre ? Doit on le lire avec nos yeux d'occidentaux, au risque de comprendre un jour que l'on n'a rien compris au Cambodge, ou le considérer comme l'expression finale d'un caractère et d'un tempérament qui n'ont pas d'équivalent dans le monde, la khmèritude ?
Il aura fallu la barbarie khmère rouge pour que ce fameux sourire cesse de séduire. Beaucoup se sont alors forgés l'image d'un peuple schizophrène aux instincts bestiaux ou celle d'une société féodale intrinsèquement décadente et corrompue. La faillite morale des années 1970, l'utopie meurtrière de la période khmère rouge, jugement et sanction de Khmers envers d'autres Khmers, la persistance de comportements d'un autre âge ont remis en valeur des études ethnologiques anciennes qui étaient auparavant considérées comme iconoclastes ou médisantes.

Sauf à feindre d'oublier cette tragique époque de l'histoire khmère, il convient de sortir des stéréotypes et de la langue de bois. Expulsion forcée des villes, mise en esclavage du peuple vaincu, extorsion et banditisme, autoritarisme consenti, collaboration avec l'occupant sont des constantes de l'histoire khmère. Le comportement des Khmers rouges ne fut pas une novation.
Malgré ces années de malheurs, religion, valeurs, culture et traditions continuent à imprégner fondamentalement tous les Cambodgiens dans leur vie quotidienne et leurs relations sociales.

Deux concepts, fluidité et récurrence, caractérisent au premier chef le monde khmer.

1- La fluidité ou l'art de contourner :
Fluidité devant l'obstacle :

Tout comme l'eau du torrent glisse autour du rocher, le Khmer contournera l'obstacle, qu'il soit moral, psychologique ou matériel. Chercher les causes de sa présence, faire en sorte qu'il ne se reproduise plus, ne vient pas à l'idée.
Fluidité des relations sociales :

L'individu peut changer de nom pour un oui ou pour un non,
Les relations parentales sont des plus vagues,
Les altercations sont rares et toujours mal jugées. En cas d'inimitié, on s'ignore sans plus.
Fluidité politique :

Le Khmer vit l'Administration et le Pouvoir comme un monde à part auquel il doit respect et obéissance passive. Il convient de se soumettre aux caprices des gouvernants sans se poser de questions.
L'engagement politique n'a aucun sens. S'il se fait, c'est par opportunisme financier personnel et non pour défendre des principes.
L'adversaire d'hier sera l'ami de demain s'il procure des bienfaits.
Les relations de pouvoir tiennent du clientélisme qui, envers les puissants du jour, atteint des niveaux de veulerie d'autant plus éphémères qu'elles sont un jeu parfaitement codifié.
Fluidité des réactions personnelles :

Jamais un Khmer ne parlera spontanément de ses problèmes ou de ses sentiments. Il n'admet aucune emprise sur lui ; il préférera sourire ou fuir.
Fluidité devant la Vie :

Rien n'est crucial, tout peut attendre.
Les grandes décisions sont toujours prises de connivence avec les Esprits. Bonheurs et malheurs arrivent comme des cadeaux de l'Au-delà qu'il suffit d'honorer au bon moment.
2- la récurrence ou le complexe d'Angkor :
Non seulement le Khmer a une faculté prodigieuse d'oublier son passé, même le plus proche, mais, en plus, il ne modifiera pas des comportements sanctionnés par des expériences du passé.

En tous domaines, il répète des modèles ataviques sans se soucier de savoir s'ils restent pertinents.
Depuis des siècles, création et innovation sont des tabous profondément ancrés dans l'inconscient individuel et social : on essaye pas d'améliorer quelque chose qui ne donne pas satisfaction, on l'abandonne.
La récurrence caractérise au mieux l'histoire du Cambodge.
Fluidité et récurrence s'expriment, se retrouvent ou s'expliquent par certains des traits suivants :

Le Khmer est un mystique qui vit en harmonie, pour ne pas dire en symbiose, avec tout un monde de forces surnaturelles.

Fondamentalement paysan, "homme de la rizière", le Khmer se doit de se concilier l'eau et la terre. Il ne peut vivre sans le secours des divinités, des Neak ta, des esprits, et du bouddhisme local qui a su assimiler tout ces mondes surnaturels ( lire : Religion )
Sans la religion, le Cambodge n'existerait plus.

Le Cambodgien est fier d'être khmer : être et se dire Khmer, ce n'est pas rien ! (Lire le préambule de la Constitution)

Cette grande fierté est due, à juste titre, à un lointain passé politique et culturel prestigieux dont il ne reste malheureusement qu'un complexe, le complexe d'Angkor : le Khmer, toutes tendances politiques confondues, rêve de restaurer le royaume des Khmers dans son antique puissance. Mais, depuis 1431, il a, sur le plan politique, perdu confiance en lui. Depuis 1970, sa culture, déjà mise à mal, est plus qu'en péril : ce que les grands voisins et les Khmers rouges n'ont pas détruit, télévisions, Coca Cola et dollar s'en occupent.
Le fondement de traditions qui régissait et adoucissait le comportement social n'a plus le pouvoir qu'il avait, et les relations sociales se durcissent...

L'identité et la cohésion sociale cambodgienne est de nature culturelle et non ethnique ou politique (lire ethnies) . Quiconque parle la langue, connaît et respecte traditions, coutumes et valeurs sera reconnu comme khmer car il appartient à la communauté culturelle.
Les fréquentes et interminables discussions quant à ce qui est purement khmer, "khmaer sote" (expression d'origine khmère rouge où l'adjectif sote (suddh) est employé improprement), montrent un attachement mystique à cette culture, comme s'il n'y avait point de salut hors d'elle. Sous Pol Pot, cette glose tenait la place des discussions de café de commerce si chères aux civilisations latines.

Il est fréquent d'entendre les Khmers avouer avec résignation les défauts de leur peuple : "Nous, Khmers, nous sommes comme cela...", "nous ne savons pas nous unir...", "je ne veux pas que ma fille se marie avec un Khmer...", "Les Vietnamiens, les Chinois savent se débrouiller, nous, nous ne savons pas..."
Le voisinage de cette résignation désabusée avec une fierté innée explique la violence imprévisible, l'amok, que peut manifester le Khmer, surtout en groupe, lorsqu'il se sent bafoué ou acculé.

Mais il n'est pas xénophobe, à une sévère exception près : Le Vietnamien, le "yuon", qui est considéré comme l'ennemi héréditaire. ( Lire Khmer rouge et ethnies).
Au cours de l'histoire le Vietnam a plusieurs fois envahi et colonisé le pays sans ménagements et en manifestant son profond mépris pour ceux qu'il nomme les moïs ( les hommes des montagnes, les barbares). L'antagonisme a été forgé au cours des siècles et appartient au subconscient khmer.

le Khmer est spontanément neutre et tolérant, doux, gentil et placide .

Il faut y voir l'influence et l'action profonde du bouddhisme therevadin.
Il convient cependant de noter que le Khmer a eu, de tout temps, la réputation d'un soldat valeureux et dur au combat, redoutable au corps à corps. ( durant les guerres du Vietnam, chefs de bataillons français, américains et même sud-vietnamiens, se faisaient seconder de préférence par des Khmers krom (province cambodgienne "annexée" par le Vietnam avec l'aide malencontreuse de la France)

Dès que le bouddhisme s'efface, le Khmer paisible devient un tigre. Citons le temps d'Angkor et de ses conquêtes guerrières (époque du brahmanisme), celui des Khmers rouges dont une des actions les plus systématiques pour asseoir leur pouvoir a été de détruire la religion, les atrocités de l'armée gouvernementale, que ce soit du temps de Sihanouk ou de Lon Nol, les meurtres et agressions du Phnom Penh des années 1980-1990...

Une des expressions de la gentillesse khmère passe par son légendaire sourire, qui, sur le plan psychologique, demande une explication : une des constantes dans la personnalité de tout asiatique est "la Face", l'image que l'homme veut donner de lui-même, la dignité de sa propre personne et des autres. D'un homme important on dira "qu'il a de la face". La face régit les relations individuelles et sociales.
Le Khmer sauvera sa face, son intimité, derrière son énigmatique sourire. Ce sourire ne signifie pas automatiquement une joie intérieure, c'est plus souvent le rempart derrière lequel il pourra se réfugier, cacher ses sentiments ou son vide intérieur. C'est à la fois une autodéfense et l'expression du respect d'autrui. (Exemple: La mort d'un être cher sera annoncé avec ce sourire, non parce que l'on éprouve aucune peine, mais pour de pas dévoiler son intimité et ne pas gêner l'autre)

La dignité personnelle et familiale est son moteur :

Toute atteinte à la face est ressentie comme une grave injure : faire des reproches, même justifiés, mais en public, injurier quelqu'un en public c'est lui "faire perdre la face", en langue khmère c'est "le tuer" car les paroles tuent autant que les armes. Un Khmer, qu'il soit roi, premier ministre ou simple paysan, est capable de se ruiner et de perdre ceux qu'il aime afin de détruire celui qui l'a "tué" socialement.
(Exemple : Les décisions politiques répondent plus souvent à ce principe qu'à toute autre logique...)

Il ne s'implique pas, ne prend pas d'initiatives. C'est sa façon à lui de respecter et de valoriser l'observance de la Face.
Sa règle de conduite en société est de ne pas se différencier de ses voisins, de ne pas se mettre en avant, de ne rien faire afin d'éviter à subir le jugement des autres, de rester discret.
Il ne fera une demande que s'il est à peu près sûr qu'elle lui sera accordée.
Sil sait quelque chose imparfaitement, il dira qu'il ne sait pas. Chinois et Vietnamiens pratiquent de façon contraire.

La méfiance et la défiance (kar min duk citt) gouvernent ses relations sociales avec l'inconnu, celui qui n'est pas de sa famille, de son village, celui qu'il rencontre pour la première fois et qu'il ne peut pas identifier avec certitude... (Ce n'est jamais le cas avec l'occidental de passage avec qui le Khmer aura facilement un contact chaleureux).

"Lorsque tu remonte ta barque, ne laisse pas de traces.
Lorsque tu as attrapé un poisson, ne trouble pas l'eau."

L'anak Krau, "celui du dehors" suscite la crainte qui engendre méfiance et suspicion, si ce n'est une réaction d'hostilité contenue.

D'une façon générale le Khmer a peur d'autrui et de l'autorité;. Il commence fréquemment ses lettres ou ses phrases en s'excusant, demandant pardon de parler ou d'écrire, comme si s'exprimer risquait d'offenser. La conclusion normale d'une lettre est: "Possible ou impossible, je vous demande pardon".

Dans la vie de tous les jours ce principe de méfiance est très estompé. Il se réduit à une sorte de réserve dans le contact, un manque de présence et de jovialité, souvent considérés à tort par les occidentaux comme de la timidité.
Typiquement le premier contact social du Khmer est rigoureusement l'inverse de celui de l'Indonésien et vous aurez bien de la chance s'il décline son nom spontanément... Par chance, la manie de la carte de visite a atteint le Cambodge...

Famille et liens familiaux sont des éléments primordiaux et sacrés.

La famille khmère est présidée par les anciens (grands-parents, parents, oncles et tantes aînés). Ils doivent être toujours respectés et consultés pour les décisions importantes, sauf à faire une faute grave.

La préséance d'âge est une des caractéristiques du savoir-vivre khmer.
Les enfants sont sacrés et font pour ainsi dire ce qui leur plaît. L'enfant adoptif a les mêmes droits que l'enfant de sang.
Polygame en théorie et s'il est assez riche, le Cambodgien est monogame dans la grande masse de la population.
La femme cambodgienne est objet des plus grands égards. Le divorce est libre et peut être demandé par l'un ou l'autre des époux. Aucun préjugé n'est attaché au statut de femme veuve ou divorcée.
Les liens familiaux obligent : l'entraide, financière ou autre, est obligatoire à l'intérieur de sa famille.

Le peuple khmer dans son ensemble se considère comme une seule famille et c'est par la famille que le Khmer sent l'attachement qu'il porte à son pays. Un khmer peut perdre goût à la vie parce qu'il est sans nouvelles des siens...

Il est indifférent à tout ce qui n'est pas son environnement personnel immédiat ...

Sa maison est plus importante que son village : il construit où il veut, comme il veut.
Déménager ne lui pose aucun problème, et, bien que paysan, il n'est pas enraciné dans un terroir. Mais sa maison est un domaine inviolable. (Le "village" n'est pas un ensemble d'individus ancrés à une terre-propriété mais un tissu de relations sociales et familiales. Les premiers colonisateurs français étaient confondus devant la mobilité des Cambodgiens)

Il n'admet aucune ingérence dans ses affaires personnelles, il refuse tout autant de se mêler de celles d'autrui : cela ne l'intéresse pas. Le souci du bien commun ne peut pas primer sur celui de la tranquillité personnelle et de la paix familiale.

Son village est plus important que son pays : Les responsables des armées ont de tout temps raconté comment les troupes cambodgiennes se volatilisaient au fur et à mesure que les hommes levés s'éloignaient de leur village. L'unique remède était de faire accompagner les soldats en campagne de leur famille; d'où le pittoresque équipage des armées cambodgiennes, femmes et enfants sur le terrain, généraux et gradés paradant en ville pas trop loin de leur petite famille; d'où aussi, bien que les Khmers soient intrinsèquement de bons combattants, l'inefficacité congénitale de cette armée...
Nos soldats désertent, car les camions de notre armée s'arrêtent au marché et vendent ce qui est envoyé aux soldats combattants. Il ne reste plus que quelques dizaines de soldats dans chaque bataillon..." (Norodom SIHANOUK après le dernier échec pour la reconquête de Païlin en 1996.)

Et même ses propres idées politiques passent avant l'intérêt national : un général de tel parti n'enverra pas ses troupes aider un colonel de tel autre parti pris dans une embuscade...

Conscients de ces phénomènes, les grands rois d'Angkor les avaient enrayé pour un temps en pratiquant une justice aux châtiments sévères, surtout pour les fonctionnaires et les soldats qui, par ailleurs, étaient couverts d'honneurs et d'argent en cas de réussite. Ils avaient créés une immense machine administrative, ultra centralisée et bien huilée, que le Cambodge n'a jamais voulu retrouver... Nombreux sont les fonctionnaires et les militaires d'après-Angkor qui n'ont joué que le rôle de parasites prédateurs.

le Bien Public, la Politique ne sont pas son souci.

Braconnage, piraterie, rançonnage, corruption ont toujours été endémiques.

Aussi étrange que cela puisse paraître, la notion de société nationale au sens d'un ensemble communautaire et solidaire d'hommes, n'est apparu qu'en 1940. Encore fallut il l'imposer et créer un néologisme, le mot "Sangkum", pour tenter de conceptualiser la société cambodgienne aux yeux des Khmers.

Alors que son rêve est de devenir fonctionnaire, le Khmer montre une véritable allergie à toute forme d'organisation administrative : ce sont les Français qui ont imposé, difficilement, cadastre et état-civil (1908), détruits sans états d'âme par d'autres Khmers après vingt ans d'indépendance. Ce n'est que trente ans après que l'on songe à remettre en place ces structures, en confiant le travail à des étrangers...

Par essence les relations politiques sont fondées sur le clientélisme opportuniste et non sur l'idée de la chose publique ou de l'intérêt général. D'où la résurgence de la concussion, méthode institutionnelle pour s'attacher des soutiens politiques.

La grande faiblesse économique du Cambodge relève depuis toujours de sa conception du pouvoir et de la fonction publique. Tout comme "régner" se dit "croquer le royaume", le rôle du fonctionnaire est d'utiliser les pouvoirs qui lui ont été confiés pour s'enrichir sur le dos de ses administrés. Jamais le pouvoir politique n'a payé ses fonctionnaires autrement que symboliquement : aucun poste de fonctionnaire n'est considéré comme une charge ou un devoir ; c'est uniquement une ferme exigeant allégeance envers le pouvoir ; plus on monte dans la hiérarchie, plus la ferme est chère, plus elle doit rapporter. Donc toute autorisation, tout papier officiel, même ceux réputés gratuits d'après la Loi, doit se payer "sous la table". Comment s'illusionner sur le sort économique de ce pays quand les investisseurs sont, naturellement et sans penser à mal, soumis à pareil racket institutionnel ? ( Chacun peut observer que tel ministre, exilé en France ou ailleurs, était un "père la vertu", dénonçant doctement et sincèrement concussion et corruption, et que quelques mois de pouvoir lui ont suffit pour retrouver avec délectation les vieux démons du Cambodge )

Le besoin d'unité politique n'est pas réellement ressenti. Le Cambodgien a une piètre opinion de ses hommes politiques, les jugeant au pire comme des voleurs, au mieux comme des parasites : ils existent, ont une grande capacité de nuisance et il faut s'en méfier. Donc les laisser faire et continuer à faire comme s'ils n'existaient pas.
Ce hiatus entre le monde des gouvernants et celui des gouvernés provoque une absence dramatique d'esprit civique : le seul bâtiment public que le Khmer accepte d'entretenir sans considérer qu'il s'agisse d'une brimade inutile est sa pagode. Encore ne le fera-t-il qu'à la veille de sa mort... et par des dons manuels auprès des moines.
Entretenir le bien public, école, hôpitaux, routes ou canaux, parcs et jardins, c'est déchoir. Chacun semble être né en prononçant la célèbre maxime de Louis XVI, "Après moi, le déluge!". Le traumatisme de vingt ans de guerre civile, l'intrusion de riches voisins indifférents au devenir du pays, la course à l'argent facile, ont encore accentué ce phénomène qui apparaît à l'état caricatural dans deux domaines : la déforestation, "gérée" par des Khmers, et le déminage qui, par essence, doit être payé et effectué par des étrangers. Se prendre en charge, punition infligée par les Khmers rouges au peuple des villes, ne vient pas à l'idée, l'exercice du Pouvoir s'inscrit naturellement dans une idéologie totalisante.

Mais il respecte l'Autorité.

Le vieux fond hindouiste, qui considère l'autorité comme une incarnation divine, demeure vivace chez les Khmers. Le Khmer obéit instinctivement à l'autorité en place, quelle quelle soit. (En 1975, tous les citadins ont quitté leur maison sur un simple ordre...et sans opposition). On ne s'oppose pas à l'ordre, on évite de se singulariser dans une opposition de peur d'être le seul à le faire.
Ce respect de l'Autorité supèrieure, qui confine parfois à de la veulerie, est la marque d'Angkor. En ces temps un ordre supérieur était un ordre divin, le roi était dieu. Le peuple avait ou se devait d'avoir une confiance aveugle, devenue fondamentale, dans la capacité des dirigeants au pouvoir. Les abus de confiance des dirigeants des dernières années font que la nouvelle génération amorce le début d'un commencement d'esprit critique...

Hors les jeux du pouvoir et de l'argent, il est d'une rectitude morale et d'une honnêteté inhabituelle dans la région.
La tradition paysanne faisait que les maisons, même isolées, n'avaient pas de porte.
Avant les événements, vous pouviez laisser bagages et effets personnels dans la maison du voyageur... Même un appareil photo.
Cependant la notion d'objets personnels est peu marquée : on emprunte facilement les vêtements de l'autre, on entre dans une pièce, même la chambre à coucher, sans avertir, on lit le courrier ou ce qui traîne sur le bureau.
Un européen appellera ce comportement sans-gêne, alors qu'il ne s'agit que d'un art de vivre différent..

Face aux situations critiques, dangereuses ou inconnues, il devient profondément individualiste. Devant le danger, il joue toujours personnel.

Moralement le khmer vit toujours sous la surveillance constante de l'invisible : divinités, ancêtres, génies... Physiquement il est toute sa vie dans l'incapacité matérielle de s'isoler, la société étant conçue de telle sorte qu'il n'est jamais seul, de sa naissance à sa mort.

Fondamentalement le Khmer croit uniquement en sa chance personnelle, celle qui lui est personnellement accordée par les dieux et les génies. En cas de problème il ne fera pas appel à la solidarité de son groupe social car il sait que celle-ci, absolument effective en période heureuse, s'évanouit totalement en période de crise.
En Occident l'appel à la solidarité se fait en périodes noires et semble tout à fait inutile quand tout va bien. C'est le contraire au Cambodge : lorsque l'on aide quelqu'un, moralement ou financièrement, c'est que vraiment il n'en a pas besoin. Si la personne est en situation de crise on la traite avec une totale indifférence, on la laisse se débrouiller... Car le malheur qui arrive est forcément soit un châtiment kharmique soit la manifestation de la légitime colère des génies offensés : strictement personne n'y peut rien et essayer de changer le cours des choses serait vain et prétentieux.

Ce phénomène social de solidarité inversée, observable tous les jours, fait dire à beaucoup d'occidentaux que le Khmer est à la fois égoïste et fataliste. Raccourci ravageur et innaproprié. Certes il manque de charité chrétienne, mais c'est pour la bonne raison qu'il est profondément bouddhiste et qu'il fonctionne avec d'autres valeurs ! (Il faut garder en mémoire l'échec total de nos missionnaires ici et le comparer avec leurs succès au Vietnam)
Ne pas oublier cependant que l'entraide villageoise au niveau des grands travaux (repiquage du riz, construction d'une maison) est une chose normale et spontanée.

S'il ne peut contourner une situation conflictuelle, ce qu'il essaiera en priorité, il privilégiera les rapports de force et l'intimidation.

Le premier réflexe spontané du Khmer est d'éviter le conflit, de contourner, et ce d'autant plus fortement qu'il est bouddhiste pratiquant.

Mais, issu d'une race guerrière et dominatrice qui avait soumis la majeure partie de la péninsule, le tempérament khmer révèle constamment une agressivité latente qui s'exprime sous de multiples couverts. Par chance, le Khmer a une prédilection pour les formes les plus puériles d'expression de l'agressivité:

Mais, en général, si le conflit s'aggrave, il fuira ou passera à autre chose, sans rancune ni amertume. A l'exception notable de la période angkorienne et de la période Lon Nol-Khmer rouge-Vietnam, la société cambodgienne a rarement fait preuve de violence ou de barbarie. Les choses s'arrangeaient à la cambodgienne...

Aucun travail ne le séduit, à part la rizière ou la bureaucratie, de préférence en tant que fonctionnaire et dans un bureau.

"Le Cambodgien est exclusivement cultivateur (ou fonctionnaire). On ne peut pas dire qu'il soit ni ouvrier, ni industriel, ni commerçant. Ce n'est que pour mémoire qu'on peut parler de quelques artisans, ou plutôt de quelques orfèvres du palais ou des pagodes, dernier refuge de l'industrie khmère autrefois florissante, mais délaissée, autant dire oubliée, au cours des malheurs séculaires qui frappèrent le pays" (Dr PANNETIER 1918)

Le Cambodge était un pays d'abondance, au moins pour la nourriture. "Travailler" se traduisait "Aller chercher à manger". Ce besoin satisfait, pourquoi continuer à se fatiguer inutilement? On ne travaillait que poussé par la nécessité. Mais le paysan travaille dur : " Lents, patients, durs à la fatigue, les paysans ne méritent guère la réputation de paresse invétérée que leur ont fait presque tous les auteurs européens se copiant les uns les autres..." AYMONIER in "Le Cambodge ".

Celui qui a été à l'école, prestige du savoir oblige, refusera un travail manuel, même en tant que technicien.
Il n'y a pas de honte à ne pas travailler, à être au chômage ou à se faire nourrir par autrui : autrefois un seul membre de la famille pouvait, par son travail, nourrir toute la maisonnée.

Une fois urbanisé, complexé par sa peau noire, il ne veut pas être au soleil : sur les chantiers de génie civil, routes, canaux, les Khmers enverront leurs femmes et laisseront des Vietnamiens les diriger.
Les métiers manuels sont tenus par des Vietnamiens; le Khmer a horreur de réparer et même de bricoler.
Le commerce et la banque sont tenus par les Chinois ; le Khmer a un saint dégout pour les affaires. ( La suppression de la monnaie par les Khmers rouges a été une mesure bien accueillie )
Rapporté au nombre d'habitants et à son budget le Cambodge a toujours détenu le record du monde du nombre de fonctionnaires. Alors que tout est à reconstruire, son Gouvernement est pléthorique et crée un nombre toujours croissant d'autorités gouvernementales investies de tout pouvoir sur des sujets particuliers... Le budget de l'Etat ne peut pas payer les fonctionnaires qui sont, et ont toujours été, implicitement autorisés à pratiquer la concussion...

Il est d'ailleurs à remarquer que Pol Pot, fin connaisseur de son monde khmer, avait procédé à l'inverse des coutumes : un gouvernement restreint, invisible et anonyme, des fonctionnaires peu nombreux et aux ordres. Mais il était pressé d'atteindre un monde meilleur et avait confondu la fin et les moyens.

Des sept péchés capitaux judéo-chrétiens, orgueil, envie, avarice, luxure, gourmandise, colère, paresse, trois déclencheront immanquablement l'opprobre publique : colère, avarice et luxure. Les autres laissent indifférents.

Manifester sa colère par de brusques épanchements, c'est perdre la face et déchoir. Il vaut mieux se taire, fuir ou tirer sans sommations.

Le "Setheï caumnang", le richard avare, est le personnage le plus ridicule des contes populaires. L'Avare de Molière traduit en Khmer rencontre un succès de foule constant.

La luxure est un comportement impensable car réservé aux dieux et aux rois, culturellement interdit au peuple. La femme khmère est chaste, fidèle et prude. Les moeurs privés sont beaucoup plus réservés que celles des peuples environnants. Au Cambodge les prostituées sont vietnamiennes, tares et déviations sexuelles sont réputées, à raison, venir de l'étranger. D'ailleurs le mot prostituée, et la chose, n'existaient pas autrefois...C'eût été être en dessous de l'esclave!

Le caractère chaste de la statuaire d'Angkor qui a horreur des nudités complètes est un trait profondément Cambodgien. Cette disposition de pudeur innée se retrouve dans les moeurs actuelles.

Le Khmer est gai. Il a un sens du comique et de la fête.
Le Cambodge doit posséder le record du monde des jours fériés. Tout est prétexte à réjouissance et la vie économique s'en ressent.

Le Khmer est à la fois sensuel et pudique.
La littérature populaire est d'une robuste gaillardise et d'une rare verdeur.

Ses estimes sociales sont conjecturales et opportunistes : un nombre très restreint de familles(moins de dix) concentre le pouvoir politique et forme des clientèles aussi intéressées que volatiles, liées par des rapports de soumission et d'argent.

Ses amitiés sont très sélectives mais immédiates, inconditionnelles et durables. Il portera une amitié, un attachement indéfectible à qui lui aura rendu service dans une passe difficile. Mais un ton de voix trop rude, une attitude jugée méprisante, un regard courroucé, un geste trop brusque suffiront à le faire fuir d'une façon non moins définitive.